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LIVRE III.

bois, de hayes, de buissons, et fossoyeurs, pour remplir et unir les chemins. Assez bon chemin avoient les François tout parmi le royaume de France, jusques en Ardennes ; mais, eux venus en Ardennes, le bon chemin leur défailloit, car hauts bois, diverses et étranges vallées, roches et montagnes leur retournoient ; et pour ce furent avant envoyés, par l’ordonnance du sire de Coucy qui devoit faire l’avant-garde à tout mille lances, ceux qui aviseroient le meilleur passage pour le roi, et pour tout l’ost, et leur grand charroy où bien avoit douze mille chars, sans le sommage, et pour abbattre les hauts bois d’Ardennes, et y mettre à l’uni, et faire nouveaux chemins où oncques homme n’avoit passé ni cheminé. Et moult se mettoient toutes gens en grand’peine et travail de bien faire la besogne, et par espécial ceux qui de-lez le roi étoient, et qui l’oyoient parler, car oncques de si grand’affection il ne fut en Flandre, comme il montroit de fait et de volonté d’aller, en ordonnant ses besognes, et en faisant ses pourvéances qui furent grandes et grosses ; et telles les convenoit à la saison moult avant. Si fut le sire de Coucy, de par le roi de France envoyé en Avignon, devers celui qui se disoit pape Clément, je ne sais pas pour quelles besognes ; et demourèrent le vicomte de Meaux, messire Jean de Roye, et le sire de la Bouve, regards de ses gens, tant qu’il retourneroit.

Or parlerons-nous de messire Guy de Harecourt et de maître Yves Derrient qui étoient envoyés devers le roi d’Allemagne. Ils exploitèrent tant, qu’ils vinrent à Convalence, là où il se tenoit pour ce jour. Quand ils furent descendus en leurs hôtels, ils se mirent en arroy, ainsi que pour aller devers le roi. Le roi fut informé de leur venue ; et jà savoit bien, avant qu’ils fussent venus, que ils devoient venir des gens de par le roi de France. Si avoit grand désir de savoir en quelle instance. Si assembla de son conseil. Ces deux seigneurs se trairent devers le roi d’Allemagne et l’inclinèrent ; et l’approchèrent de paroles courtoises et amiables, ainsi que bien le sçurent faire : et montrèrent leurs lettres de créance, de par le roi de France. Le roi d’Allemagne les prit, ouvrit et les lisit de mot à mot ; et puis regarda sus messire Guy de Harecourt, et lui dit : « Guy, dites de par Dieu, ce de quoi vous êtes chargé. »

Le chevalier parla moult sagement et par grand loisir ; et remontra au roi d’Allemagne, et à son conseil, comment le roi de France, à main armée, et à peuple armé et puissance de roi vouloit venir sur les bandes et frontières d’Allemagne, non pour faire guerre au corps du roi d’Allemagne, mais à un sien ennemi, et puis le nomma : « Sire, c’est le duc de Guerles qui a défié si haut et si noble roi comme est le roi de France, par langage impétueux, et hors d’usage et style que autres défiances sont et doivent être, et lesquelles le roi de France et ses consaux ne peuvent ni ne veulent souffrir. Si vous prie, cher sire, comme roi de son sang, et lui du vôtre, ainsi que tout le monde sait, que l’orgueil de ce duc de Guerles vous ne vueilliez pas aider ni soutenir ; mais tenez les alliances et confirmations jadis faites et jurées entre le royaume de France et l’empire d’Allemagne, et il les tiendra aussi et fera tenir à ses gens. »

Adonc répondit le roi d’Allemagne et dit : « Messire Guy, nous sommes informés que notre cousin le roi de France veut mettre ensemble trop durement grand peuple. Il ne lui convenist point, s’il voulsist[1], avoir fait si grands frais ni mis de gens tant ensemble, ni de si loin venir requerre son ennemi, car, si prié fussions de lui, sans avoir tant de travail, nous eussions bien fait venir le duc de Guerles à merci et à raison. » — « Sire, répondit messire Guy, votre bonne mercy, quand tant vous en plaît à dire. Mais le roi de France, notre sire, ne regarde point aux frais ni à son travail ni de ses hommes, fors que son honneur y soit gardé ; et ainsi le trouve en son plus étroit conseil. Et pour ce que vous ni votre conseil ne vous contentez mie mal sur le roi, notre sire et son conseil, qui ne veulent enfreindre ni violer, par nulle incidence, les ordonnances et confirmations qui sont entre les deux royaumes de France et d’Allemagne, mais les garder et tenir, sur la peine et sentence qui assise y est, sommes-nous envoyés devers vous maître Yves Derrient et moi. » — « Nenny, dit le roi, et de ce que vous dites, vous faites bien à croire, et j’en sais à notre cousin bon gré ; et vienne, de par Dieu, car je ne m’en pense jà à mouvoir. »

  1. C’est-à-dire, il eût pu se dispenser, s’il l’eût voulu, d’avoir fait tant de dépenses.