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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/74

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

donnoit Gisebrest Mahieu aux gens du comte, aux chambellans et officiers, grands dons et beaux joyaux, par quoi il avoit l’amour de eux ; et aussi au comte, dont il l’aveugloit tout. Et tous ces dons et présens faisoit-il payer aux navieurs, dont les plusieurs ne s’en contentoient mie trop bien ; mais ils n’osoient mot sonner. Jean Lyon, qui étoit tout hors de la grâce et de l’amour du comte, se tenoit en sa maison, et vivoit du sien, et souffroit tout bellement tout ce que on lui faisoit ; car Gisebrest Mahieu, qui doyen étoit des navieurs et qui ce Jean haioit couvertement, lui retranchoit au tiers ou au quart les profits qu’il dût avoir de sa navie. Jean souffroit tout et ne sonnoit mot, et se dissimuloit sagement, et feignoit de prendre en gré tout ce que on lui faisoit. De quoi Pierre du Bois, qui étoit un de ses varlets, s’émerveilloit grandement et le remontroit à son maître, comment il pouvoit souffrir les torts que on lui faisoit. Et Jean Lyon répondit : « Or tout coi ; il est heure de taire, et si est heure de parler. »

Gisebrest avoit un frère que on appeloit Estiennart, subtil homme et avisé durement ; et disoit à ses frères et sortissoit bien tout ce qui leur avint : « Certes, seigneurs, Jean Lyon se souffre maintenant et abaisse la tête bien bas ; mais il fait tout par sens et par malice, car encore nous honnira-t-il tous et nous mettra plus bas que nous ne sommes maintenant haut. Mais je conseillerois une chose, que, entrementes que nous sommes en la grâce de monseigneur le comte, et il en est tout hors, que nous l’occions : je l’occirai trop aise si j’en suis chargé, et ainsi serons-nous hors de périls, et trop légèrement chevirons-nous de la mort de lui. » Ses autres frères nullement ne le vouloient consentir, et disoient que il ne leur faisoit nul mal, et que point on ne devoit homme occire s’il ne l’a trop grandement desservi. Si demeura la chose en cette balance un temps, et tant que le deable qui oncques ne dort, réveilla ceux de Bruges à faire fossés pour avoir l’aisement de la rivière du Lis ; et en avoient le comte assez de leur accord[1] ; et envoyèrent grand’quantité de pionniers et de gens d’armes pour eux garder. En devant, ès autres années, l’avoient-ils ainsi fait ; mais ceux de Gand par puissance leur avoient toujours brisé leur propos. Ces nouvelles vinrent à Gand, que de rechef ceux de Bruges faisoient efforcément fossés pour avoir le cours de la rivière du Lis, qui leur étoit trop grandement à leur préjudice. Si commencèrent à murmurer moult de gens parmi la ville de Gand, et espécialement les navieurs à qui la chose touchoit trop malement, que on ne devoit mie à ceux de Bruges souffrir de fossoyer ainsi à l’encontre de la rivière pour avoir le cours de l’eau et le fil, dont leur ville seroit défaite. Et disoient encore les aucuns tout quoyment : « Or Dieu garde Jean Lyon ! si il fût notre doyen la besogne ne se portât pas ainsi ; ceux de Bruges ne fussent si osés de venir si avant sur nous. » Jean Lyon étoit bien informé de ces besognes ; et se commença un petit à réveiller, et dit en soi-même : « J’ai dormi un temps ; mais il appert à petit d’affaire que je me réveillerai, et mettrai un tel trouble entre celle ville et le comte qu’il coûtera cent mille vies. » Cette chose de ces fossoyeurs commença à augmenter et enflamber. Et avint que une femme qui venoit de pèlerinage de Notre-Dame de Boulogne, toute lassée et échauffée, s’assit en my le marché, là où il avoit le plus de gens, et fit grandement l’esbaye. On lui demanda dont elle venoit. Elle répondit : « De Boulogne ; si ai vu et trouvé sur mon chemin le plus grand meschef que oncques avint à la bonne ville de Gand, car ils sont plus de cinq cents pionniers qui ouvrent nuit et jour au-devant du Lis, et auront tantôt la rivière si on ne leur débat. » Les paroles de la femme furent bien ouïes et entendues, et recordées en plusieurs lieux en la ville. Adonc s’émurent ceux de Gand, et dirent que ce ne faisoit mie à soutenir ni à consentir. Si se trairent les plusieurs devers Jean Lyon et lui demandèrent conseil de celle chose, et comment on en pourroit user. Quand Jean Lyon se vit appelé de ceula de Gand, dont il désiroit à avoir la grâce et l’amour, si en fut grandement réjoui ; mais nul semblant de sa joie il ne fit, car il n’étoit pas encore heure tant que la chose fût mieux entouillée ; et se fit prier et requerre trop durement ainçois qu’il voulsist rien dire ni montrer. Et quand il parla, il dit ; « Seigneurs, si vous voulez cette chose aventurer

  1. Mayer dit que le comte, mécontent du refus de subside qu’il avait éprouvé à Gand, alla à Bruges, et qu’il reçut beaucoup d’argent des Brugeois pour la permission qu’il leur accorda de faire ce canal, mais sans l’approbation de la noblesse et sans avoir assemblé son conseil.