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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/87

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LIVRE II.

que dedans Teuremonde il y avoit trop de bonnes gens, pourquoi la ville n’étoit mie à prendre ; et se commençoient ses gens fort à lasser : si fit sonner la retraite. Adonc se retrairent les Gantois tout bellement selon la rivière et ramenèrent toute leur navie, et s’en vinrent loger ce soir d’où ils étoient partis le matin, et au lendemain ils s’en retournèrent en l’ost devant Audenarde. Si demeura depuis Tenremonde en paix tant que pour celle saison : mais le siége se tint devant Audenarde moult longuement. Et étoient les Flamands, qui là étoient, seigneurs de la rivière, ni nulles pourvéances n’entroient en Audenarde, si ce n’étoit en grand péril, au-lez devers Hainaut ; mais à la fois aucuns vitailliers qui s’aventuroient pour gagner, quand on dormoit en l’ost, s’assembîoient et se boutoient ens ès bailles d’Audenarde ; et puis on les mettoit en la ville. Entre les assauts qui furent faits à Audenarde, il y en ot un trop durement grand qui dura un jour tout entier ; et là furent faits plusieurs nouveaux chevaliers de Hainaut, de Flandre et d’Artois, qui être le volrent. En leur nouvelle chevalerie on ouvrit la porte devers Gand ; et s’en vinrent ces nouveaux chevaliers combattre aux bailles contre les Gantois ; et là ot bonne escarmouche, et fait très grands appertises d’armes, et plusieurs Flamands morts et blessés ; mais ils en faisoient si peu de compte et si ressoignoient si petit la mort, qu’ils se abandonnoient trop hardiment, et quand ceux de devant étoient morts ou blessés, les autres qui étoient derrière les tiroient hors, et puis se mettoient devant et remontroîent grand visage[1]. Ainsi se continua cel assaut qui dura jusques au soir, tant que ceulx d’Audenarde rentrèrent en leur ville et fermèrent leurs portes et leurs barrières, et les Flamands rallèrent en leurs logis. Si entendirent à ensevelir les morts et à appareiller moult soigneusement les navrés, les blessés et les mutilés.

Ces Flamands qui séoient au siége devant Audenarde espéroient bien par long siége à conquerre la ville et ceux qui dedans étoient, ou par affamer ou par assaut, car bien savoient qu’ils l’avoient si bien environnée que par rivière ni par terre rien ne leur pouvoit venir, et le séjourner là ne leur grévoit riens ; car ils étoient en leur pays et de-lez leurs maisons ; si avoient tout ce qu’il leur besognoit, vivres et autres choses, plus largement et à meilleur marché que si ils fussent à Bruges ou à Gand.

Le comte de Flandre, qui sentoit en la ville d’Audenarde grand’foison de bonne chevalerie, se doutoit bien de ce point, que par long siége ils ne fussent affamés là dedans, et eût volontiers vu que aucun traité honorable pour lui fût entamé ; car au voir dire la guerre à ses gens le hodoit, ni oncques ne s’en chargea volontiers[2]. Et aussi sa dame de mère, la comtesse Marguerite d’Artois[3], en étoit moult courroucé et le blâmoit trop fort, et volontiers y eût mis accord si elle eût pu, ainsi qu’elle fit. Cette comtesse se tenoit en la cité d’Arras : si escripsit devers le duc de Bourgogne auquel l’héritage de Flandre, de par madame Marguerite[4] sa femme, devoit parvenir, après la mort du comte, que il se voulsist traire avant et venir en Artois. Le duc, qui bien étoit avisé de ces besognes, car tous les jours il en oyoit nouvelles, vint à Arras, et son conseil avec lui, messire Guy de la Trémoille, messire Jean de Vienne, amiral de France, messire Guy de Pontarlier et plusieurs autres. La comtesse d’Artois les vit moult volontiers et leur remontra moult sagement celle guerre entre son fils et son pays, qui étoit mal appartenant et lui déplaisoit grandement, et devoit déplaire à toutes bonnes gens qui aimoient raison ; et comment aussi ces vaillans hommes, barons, chevaliers et écuyers, quoique ils geussent honorablement en la ville d’Audenarde, si y étoient-ils en grand péril, et que pour Dieu on y volsist pourvoir de conseil et de remède. Le duc de Bourgogne répondit que à ce faire étoit-il tenu et que il en feroit son plein pouvoir. Assez tôt après ce il se départit d’Arras

  1. Contenance hardie.
  2. Cette guerre le fatiguait, et jamais il n’y fut porté d’inclination.
  3. Marguerite de France, fille du roi Philippe-le-Long, comtesse d’Artois et de Bourgogne, alors veuve de Louis Ier, comte de Flandre, tué à la bataille de Crécy en 1346, et mère de Louis II, dit de Mâle, comte de Flandre. Cette princesse mourut en 1384, et fut enterrée à Saint-Denis.
  4. Marguerite de Flandre, fille unique du comte Robert, dit de Mâle, fut mariée 1o le 1er juillet 1361 à Philippe dit du Rouvre, dernier des ducs de Bourgogne de la première race, mort le 21 novembre suivant ; 2o le 19 juin 1369 à Philippe de France, fils puîné du roi Jean, premier duc de Bourgogne de la seconde race. Cette princesse mourut en 1404.