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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

venu, et aussi eussent tous ceux des îles, voisins et prochains, car cette ville d’Auffrique leur étoit trop fort ennemie et contraire ; et par espécial les Gennevois rendoient grand’peine à servir les seigneurs à gré et à plaisance, afin que ils ne se tannassent du long siége. Nous nous souffrirons un peu à parler du siége d’Auffrique et nous nous rafreschirons à conter de une fête qui fut en ce temps en Angleterre.

CHAPITRE XVI.

De une noble fête et joutes qui fut faite en la ville de Londres, et comment elle fut publiée par tous pays.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder en notre histoire comment la belle fête se tint en la cité de Paris, quand la roine lsabel de France y entra. Premièrement de cette fête fut-il grands nouvelles en tous pays. Ce fut raison, car elle fut moult honorée et bien fêtée. Le roi Richard d’Angleterre, ses trois oncles et les barons d’Angleterre en avoient bien ouï parler, que excellentement elle avoit été belle et bien gardée, car il y eut des chevaliers et des écuyers d’Angleterre. Or s’avisèrent le roi d’Angleterre, ses oncles et les barons du royaume, que ils ordonnèrent aussi une très puissante fête à être en la cité de Londres ; et y seroient soixante chevaliers de dedans, attendans, et auroient en leur compagnie soixante dames nobles bien ornées et parées ; et jouteroient les chevaliers deux jours, c’est à entendre :

Le dimanche prochain après le jour Saint-Michel, que on compta pour lors en l’an de grâce de Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et dix, les soixante chevaliers et les soixante dames ystroient et partiroient à deux heures après nonne hors du châtel de Londres, et s’en viendroient au long de la ville et tout parmi la rue que on dit de Cep[1] en une grande et belle place que on dit Semetefill[2], et là ce dimanche attendroient douze chevaliers tous autres chevaliers étranges qui jouter voudroient ; et appelleroit-on ces joutes du dimanche la fête du Calenge. Et le lundi seroient en celle même place les soixante chevaliers, armés et appareillés pour jouter, et attendroient tous chevaliers venans, et jouteroient courtoisement de lances de rochets ; et le mieux joutant de ceux du dehors, c’est à entendre des chevaliers, auroit pour prix une couronne d’or et très riche, et cil de dedans qui le mieux atteindroit et jouteroit à l’examen des dames, qui là présentes seroient en chambres et sur hours, en accompagnant la roine d’Angleterre, et les hérauts qui ce verroient et jugeroient, auroit pour le prix un fremail d’or très riche. Et le mardi ensuivant, sur celle même place, seroient soixante écuyers bien montés et armés pour la joute, et attendroient tous écuyers étrangers et du royaume d’Angleterre qui venir et jouter voudroient ; et seroient reçus et recueillis courtoisement de lances de rochets ; et cil qui le mieux jouteroit de dehors auroit un coursier tout ensellé, et cil de dedans un très beau faucon. La manière de la fête fut ainsi ordonnée et devisée, et furent hérauts appelés et chargés, et sur ordonnance de celle fête, de crier partout tant en Angleterre et en Escosse, aussi en Allemagne, en Flandre, en Brabant, en Hainaut et parmi le royaume de France. Les hérauts furent partis, et enseignés lesquels iroient çà et lesquels iroient là, ainsi que le conseil du roi et des seigneurs se porta, et que bien le sçurent faire.

Ces nouvelles s’épartirent et coururent en moult de lieux et de pays, car les hérauts avoient bien jour de pourvéance et de temps. Si s’ordonnèrent de plusieurs pays chevaliers et écuyers pour être à celle fête, les aucuns plus pour voir le convenant et l’ordonnance des Anglois que pour jouter.

Quand les nouvelles furent venues en Hainaut, messire Guillaume de Hainaut comte d’Ostrevant, qui pour ce temps étoit jeune, libéral et de grand’volonté pour jouter et festoyer, enchargea, dit et proposa en soi-même que à celle fête il iroit pour voir et honorer ses cousins, le roi et ses oncles, que oncques n’avoit vus ; et de eux voir et apprendre à connoître, il avoit très grand désir ; et pria et retint chevaliers et écuyers pour être en sa compagnie, et par espécial le seigneur de Gommignies, pourtant que cil connoissoit bien les Anglois, car plusieurs fois il avoit demeuré entre eux. Or s’avisa Guillaume de Hainaut, entre tant que on faisoit les pourvéances pour aller à celle fête publiée et criée, que il iroit en Hollande voir son père, le duc Aubert, comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande, et en parleroit à lui ; et prendroit

  1. Cheapside.
  2. Smithfield.