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LIVRE IV.

Et toudis attendoient les dix chrétiens les dix Sarrasins, mais nuls n’en venoient ni nulles nouvelles on oyoit d’eux. Or fut avisé que on approcheroit la ville d’Auffrique et la iroit-on assaillir ; car puisque chevaliers et écuyers étoient armés et appareillés, ils feroient armes et emploieroient la journée ; et toudis tiendroient pour leur honneur les dix chevaliers et écuyers les champs jusques à la retraite du soir. Donc allèrent à l’assaut chevaliers et écuyers de grand’volonté, car tous désiroient à faire armes ; et plus étoient échauffés et travaillés, et plus encore se travailloient ; et si les Sarrasins eussent bien sçu le convenant des chrétiens, ils leur eussent porté grand dommage, espoir levés hors du siége et tout délivré et eu la victoire, car tant étoient lassés et travaillés les chrétiens que en eux n’avoient point grand’force ni défense ; et conquirent par assaut la première muraille de la ville d’Auffrique, au-dehors de la souveraine fermeté, en laquelle muraille nul ne demeuroit. Donc se retrairent les Sarrasins dedans la seconde force de la ville, lançant et escarmouchant. Ils furent là, à la chaleur de l’air et du soleil et sur le sablon jusques à la nuit, dont plusieurs bons chevaliers et écuyers le comparèrent jusques à mort, desquels ce fut pitié et dommage. Et là demeurèrent ceux que je vous nommerai, premièrement messire Guillaume de Gacelli, messire Guichart de la Garde, messire Lyon Scalet, messire Guy de la Calveste, messire Guillaume de Stapelle, messire Guillaume de Guiret, messire Rofroy de la Chappelle, le seigneur de Pierre-Buffière, bannerets ; le seigneur du Bloc, messire Robert de Hanghest, messire Étienne de Sarebière, messire Aubert de la Motte, messire Alain de la Champagne, messire Geffroi Fresier, messire Raoul de Conflans, messire Eustache de Clervaux ; le seigneur de Bours, Artisien ; messire Jean de Trie, bâtard ; messire Bertrand, dit d’Espalt ; messire Guichart de la Mouleraie et messire Tristan, son frère ; messire Amé de Cousay, messire Ame de Tournay, messire Jean de Champagne, messire Fouques d’Escaufours, messire Jean de Dignant, messire Jean Catenas.

Après s’ensuivent les noms des écuyers : Foucaut de Liége, Jean des Îles, Blondelet d’Arenton, Jean de la Motte, Blonberis, Floridas de Rocque, le seigneur de Bellefrie, Guillaume Foudrighay, Gautier d’Escaufours, Floridas de Vilnove, Jean Morillon, Pierre de Mamines, Guiot Villain, Huguequin Huniquet, Jean de la Lande, Jean Perrier, Jean le Moine, Jean Villain, Jean de Lanay, Franqueboth, Guillaume du Parc et Guillaume Audenay ; et tant que là en y eut morts et déviés jusques à soixante chevaliers et écuyers. Or considérez le dommage et la grand’perte. Et si le sire de Coucy en eût été cru, tout ce ne fût point avenu, mais se fussent les François tenus bellement et coiement chacun en son logis, ainsi que on avoit fait au devant.

De celle avenue et de la mort de cils chevaliers et écuyers furent tous ceux de l’ost courroucés et ébahis ; ce fut raison. Chacun plaignit ses amis. On se retrait sus le tard ès logis, et fit-on plus grand guet celle nuit que on avoit fait au-devant, pour la doute des Sarrasins. La nuit se passa sans autre dommage ; et s’ordonna chacun plus sagement. Et devez savoir que de celle avenue et aventure les Sarrasins ne sçurent rien ; car si ils eussent sçu le convenant des chrétiens, ils avoient bien avantage d’eux porter dommage et contraire ; mais toujours les doutèrent-ils, et ne se osoient aventurer ni avancer, ni fier trop en leur puissance, fors que sur l’ordonnance d’escarmoucher et de traire deux ou trois fois et eux bien pavoiser. Et cil de leur côté qui faisoit le plus d’armes et d’appertises, et qui en avoit le plus grand nom de faire, c’étoit Agadinquor d’Oliferne, car il aimoit par amour la fille au roi de Thunes, pourquoi il en étoit plus gai et plus joli et appert en armes.

Ainsi se persévéra et continua le siége devant la ville d’Auffrique. Et devez savoir que au royaume de France, ni en Angleterre, ni ès pays dont les chevaliers et écuyers étoient issus qui devant Auffrique se tenoient, on ne savoit plus nouvelles d’eux que si ils fussent entrés en terre, dont les amis des seigneurs étoient tout ébahis et n’en savoient que dire ni que penser. Si en furent en plusieurs lieux en France et en Hainaut processions faites, en instance de prier Dieu qu’il les voulsist sauver et ramener à joie et à santé en leurs lieux. L’intention des chrétiens étoit telle, que ils se tiendroient là tant devant Auffrique que ils l’auroient conquise, fût par force, par affamer ou par traité. Le roi de Sicile eût très volontiers voulu que ce fût ad-