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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/101

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LIVRE IV.

congé pour la aller. Il se départit du Quesnoy en Hainaut et chevaucha tant par ses journées que il vint à la Haie, une bonne ville de Hollande, où le comte son père se tenoit pour lors. Il fut bien venu, ce fut raison. Quand il vit que heure fut, il remontra à son seigneur de père le propos et intention que il avoit d’aller à celle fête en Angleterre, pour voir le pays, ses cousins et les seigneurs que oncques n’avoit vus. Le comte son père répondit à celle parole et dit : « Guillaume, beau fils, vous n’avez que faire en Angleterre, car jà êtes-vous par mariage si allié aux royaux de France, et votre sœur qui a l’aîné fils de beau cousin de Bourgogne, que vous ne devez querre ni demander nulle autre alliance. » — « Monseigneur, répondit le comte d’Ostrevant, je ne vueil pas aller en Angleterre pour faire quelque alliance, fors que pour jouer et festoyer, et voir mes cousins que oncques je ne vis. Et pour le présent, la fête qui se tiendra à Londres est une fête criée et nonciée partout, et y peut aller qui veut ; et si jà n’y allois, au cas que j’en suis signifié, on le tiendroit à orgueil et présomption ; et puisque par honneur je ferai ce chemin, je vous prie, monseigneur, que vous le m’accordiez. » — « Guillaume, dit le comte, vous êtes vôtre, si faites ce que vous voulez ; mais il me semble, pour toute paix, que il vaudroit mieux que point n’y allissiez. »

Quand le comte d’Ostrevant vit que il tannoit de parler son père, si cessa et rentra en autres paroles ; mais bien savoit quelle chose il avoit entreprise de faire. Et toudis se faisoient ses pourvéances et les menoit-on devers Calais. Gommignies le héraut fut envoyé en Angleterre de par le comte d’Ostrevant, pour signifier au roi et à ses oncles que il viendroit étoffément à leur fête. De ces nouvelles furent le roi et ses trois oncles grandement réjouis ; et donnèrent au héraut de beaux dons, qui depuis lui vinrent bien à point, car il aveugla et fut battu en la fin de ses jours de celle verge. Je ne sais s’il avoit Dieu courroucé, mais ce héraut en son temps régna assez merveilleusement ; pourquoi, quand il perdit sa vue, il n’en eut que moult petit de plainte. Or se départit le comte d’Ostrevant de la Haye en Hollande et prit congé au comte son père, et puis retourna en Hainaut et au Quesnoy devers sa femme.

Celle noble fête dont je vous fais mention fut publiée, criée et nonciée en plusieurs lieux, dont plusieurs chevaliers et écuyers s’avancèrent pour y aller. Le comte Waleran de Saint-Pol, qui pour lors avoit à femme et à épouse la sœur du roi Richard d’Angleterre, s’ordonna et appareilla grandement, et se pourvéit de chevaliers et écuyers, et tout pour aller en Angleterre à celle fête ; et s’en vint à Calais. Là étoient les nefs messagères de Douvres qui attendoient les seigneurs. Si passèrent premièrement les pourvéances et l’ordonnance des seigneurs et leurs varlets ; et vinrent à Londres, et appareillèrent leurs hôtels. Le comte d’Ostrevant se partit de Hainaut en grand’étoffe et bien accompagné de chevaliers et d’écuyers ; et passa parmi Artois, et vint à Saint-Omer et puis à Calais ; et là se trouvèrent le comte de Saint-Pol et lui.

Quand heure fut, et ils eurent vent pour passer à volonté, et que les vaisseaux furent chargés, les seigneurs passèrent. Il me fut dit, et bien le crois, que le comte de Saint-Pol passa et vint en Angleterre premièrement trois jours que le comte d’Ostrevant ; et quand il vint à Londres, il trouva le roi, son beau-frère, et messire Jean de Hollande, et les barons et chevaliers d’Angleterre qui le recueillirent à grand’joie et lui demandèrent des nouvelles de France, et il en répondit bien et sagement. Or passa le comte d’Ostrevant par un jeudi, et vint à Cantorbie le vendredi, et alla voir la fierte Saint-Thomas à cœur jeun, et y fit offrande belle et riche ; et là se tint tout le jour ensuivant, et le lendemain il vint à Rochestre ; ce fut le samedi. Et pour ce il menoit grand’route de chevaliers et d’écuyers ; et pour leur arroy, il alloit à petites journées et à l’aise des chevaux ; et le dimanche, après messe, il se départit de Rochestre et s’en vînt dîner à Dardeforte, et puis monta tantôt après dîner et chemina pour être, cel dimanche que la fête se commençoit, à Londres.

Le dimanche dont je vous parle, qui fut, en l’an de l’Incarnation dessus dite, le plus prochain devant le jour Saint-Michel, se devoit commencer la fête, si comme elle fit. Et devoit ce jour avoir joute en la place de Semetefille ; et ces joutes on les appeloit du Calenge. Ce dimanche, sur le point de trois heures, issirent hors du chastel de Londres, séant sur la Tamise, lequel chastel siéd en la place Sainte-Catherine, tout