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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

garder, si que Gennevois ni Vénitiens ne passeroient point pour aller autour des terres en Flandre mener leur marchandise, sans payer si grand treu que tous en seroient émerveillés ; et encore seroit-ce par grâce et par congé. Tout ce que les Auffriquans proposèrent, ils le firent ; et se allièrent ensemble tous les royaumes Sarrasins de ces bondes devers soleil, nonne et vespres, Auffrique, Thunes, Bougie, Maroc, Bellemare, Tramessaines et le royaume de Grenade[1] ; et entreprirent tous ces royaumes garder fort et soigneusement leurs ports et détroits ; et mirent galées armées sur la mer grand’quantité, pour être seigneurs et maîtres de la mer, et tout pour la grand’haine qu’ils eurent aux François et Gennevois pour le siége d’Auffrique ; et si contraignirent tous allans et venans par mer que moult de meschefs depuis en sourdirent. Et par celle très grande contrainte que les Sarrasins firent, qui furent seigneurs des mers, toutes marchandises qui venoient de Damas, du Caire, d’Alexandrie, de Venise, de Naples et de Gennes furent un temps tellement renchéries en Flandre, que de plusieurs choses on ne pouvoit recouvrer pour or ni pour argent, et espécialement toute épicerie fut trop malement renchérie.

Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le département se fit du siége d’Auffrique. Tous repassèrent la mer cils qui se départirent ; mais ce ne fut pas tout à un port, car il en y eut aucuns qui eurent des tourmens et tempêtes plusieurs sur mer ; si ne retournèrent fors à grand danger. Toutes voies la greigneur partie d’eux retourna à Gennèves. On faisoit en France processions pour eux, afin que Dieu les voulsist sauver, car on ne savoit qu’ils étoient devenus, ni on n’en oyoit nulles nouvelles. La dame de Coucy, la dame de Sully, la Dauphine d’Auvergne et toutes les dames de France qui aimoient leurs seigneurs et maris, étoient en grand ennui pour eux le terme que le voyage dura ; et quand les nouvelles leur vinrent que ils avoient jà passé la mer, si furent toutes réjouies. Le duc de Bourbon et le sire de Coucy retournèrent coiteusement et laissèrent tout leur arroy derrière, et vinrent à Paris environ la Saint-Martin en hiver. Le roi de France fut moult réjoui de leur venue, ce fut raison. Il leur demanda des nouvelles de Barbarie et du voyage, comment il s’étoit porté ; ils recordèrent tout ce qu’ils en savoient et que vu en avoient. Le roi en ouït volontiers parler ; aussi fit le duc de Touraine, son frère ; et à ce répondit le roi et dit : « Si nous pouvons tant faire que paix soit en l’Église, et entre nous et les Anglois, nous ferons volontiers un voyage à puissance par delà, pour exaulser la foi chrétienne et confondre les incrédules et acquitter les âmes de nos prédécesseurs, le roi Philippe de bonne mémoire et le roi Jean, notre tayon ; car tous deux, l’un après l’autre, ils prirent la croix pour aller outre mer en la sainte terre ; et y fussent allés, si les guerres ne leur fussent si très fortes venues sur les mains ; et si nous mettons bonne action, la paix en l’Église et nous en ordonnance de paix ou de longues trèves entre nos adversaires les Anglois et nous, volontiers entendrions à faire ce voyage. »

Ainsi se devisoit et parloit le roi de France à son oncle, le duc de Bourbon, et au seigneur de Coucy. Et demeura la chose en cel état. Si retournèrent petit à petit les voyagiers, qui au voyage de Barbarie avoient été, en leurs lieux ; et saison se coula aval.

Et le roi Charles de France se tenoit communément pour lors à Paris, une fois au chastel du Louvre et l’autre fois au bel hôtel de Saint-Pol, auquel hôtel madame Isabel la roine sa femme se tenoit. Or advint en celle saison, environ la Saint-André ensuivant, que tous chevaliers et écuyers furent retournés du voyage de Barbarie, que on ne savoit de quoi parler, promu fut en l’hôtel du roi de France, et ne vous saurois pas à dire dont la promotion vint premièrement, mais le roi de France, qui très grand’affection avoit aux armes, fut conseillé et enhorté, et lui fut dit ainsi : « Sire, vous avez dévotion et imagination très grande, et bien le véons, d’aller outre mer sur les mescréans et de conquerre la sainte terre. » — « C’est vérité, répondit le roi. Toutes mes pensées nuit et jour ne s’inclinent ailleurs. » Et trop est voir, selon ce que je fus pour lors informé, que ce furent le sire de la Trémoille et messire Jean le Mercier, car ils étoient trop bien de celui qui se nommoit pape Clément, lequel se tenoit en Avignon ; et tout ce que ces deux vouloient, il étoit fait sans nul

  1. Une partie de l’Espagne était encore entre les mains des Arabes.