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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et dit : « Sire, vous parlez bien et à point. Et votre bonne volonté, ainsi que présentement vous le me dites, veuillez la récrire à monseigneur, si en sera mieux certifié. » — « Volontiers, répondit messire Jean Haccoude, et c’est raison, au cas que ma plaisance et volonté est de aller là. » Si escripsit le dit chevalier deux ou trois jours après, et les lettres escriptes il les bailla à celui que le comte d’Armignac avoit là envoyé. Si se mit le dit écuyer au retour, et fit tant par ses journées et par son exploit, que il retourna arrière devers son seigneur, et le trouva en la marche de Pignerol, et avoit traités moult grands entre lui et le marquis de Saluces ; et si devoit le dit marquis aller avecques lui pour faire sa guerre plus forte contre le comte de Vertus.

Des nouvelles que l’écuyer du comte d’Armignac rapporta qui retournoit de messire Jean Haccoude, et des paroles qui dedans étoient escriptes fut grandement réjoui le comte d’Armignac ; et dit que celle saison il feroit une forte guerre au seigneur de Milan, et telle que, si il plaisoit à Dieu, il le mettroit à raison ou il demeureroit en la peine.

Le comte d’Armignac, à ce que vous pouvez entendre et ouïr, avoit très grand’affection de aider sa sœur, et à ce pitié le mouvoit. Quand ses gens d’armes eurent passé tous les détroits des montagnes, et ils se trouvèrent en ce bel et bon pays de Piémont vers Turin, et là environ, si furent tout au large ; et commencèrent à courir et faire moult de desroys aux villages qui ne pouvoient tenir contre eux. Et s’en vint le comte d’Armignac mettre le siége devant Aost en Piémont, et avoit intention de là attendre messire Jean Haccoude[1]. Pourvéances leur venoient de toutes parts, et aussi les compagnons rançonnoient petits forts et chastels à vivres ; et leur étoient, tant que pour avoir pourvéances, le pays de Pignerol et la terre au marquis de Saluces et au marquis de Montferrat toutes ouvertes et appareillées, pour avoir vivres et choses nécessaires pour eux et pour leurs chevaux ; et si leur en venoit grand’planté du Dauphiné et de la comté de Savoie. Et s’inclinoient moult de bonnes gens à bien faire à ce comte d’Armignac, pour tant que ils sentoient et véoient que il avoit bonne querelle et juste, et que le comte de Vertus avoit fait mourir son oncle messire Barnabo par envie et mauvaiseté, et pour remettre les seigneuries de Lombardie en une, et déshériter ses cousins germains, dont plusieurs grands seigneurs, quoique point ne s’en mussent, avoient pitié.

Entretant que le comte d’Armignac tenoit son siége devant Aost en Piémont, lui vinrent nouvelles de messire Jean Haccoude dont il fut tout réjoui ; et disoient celles nouvelles certaines que les Florentins étoient venus à mercy au pape et aussi bien les Perusins ; et devoit recevoir messire Jean Haccoude soixante mille florins pour lui et pour ses compagnons, et ces florins payés reçus et départis là où ils devroient aller, il se mettroit au chemin atout cinq cents lances et mille brigands[2] de pied, et viendroit toute la frontière de la rivière de Gennèves, et trouveroit il et ses gens bien voie, voulsissent ou non ses ennemis, de venir là où le comte d’Armignac étoit. Ces nouvelles réjouirent grandement le comte d’Armignac et toutes ses gens, car l’aide et le confort de messire Jean Haccoude leur étoit moult plaisant. Or fut examiné au conseil du comte d’Armignac qu’il se départiroit de là où il et ses gens se tenoient, et viendroient mettre le siége devant une bonne cité et grosse qui se appeloit Alexandrie, à l’entrée de Lombardie ; et quand ils l’auroient prise, ils s’en viendroient devant Vressiel[3] qui est aussi bonne cité et belle.

Ainsi fut mis le siége du comte d’Armignac et ses gens devant la cité d’Alexandrie, qui siéd en beau pays et plein au département de Piémont et à l’entrée de Lombardie, et le chemin pour aller sur la rivière de Gennèves. Et avoient ses gens d’armes passé la rivière du Tésin ; et se logèrent à leur aise et tout au large ; car il y a

  1. « Les ambassadeurs florentins qui suivaient le comte d’Armagnac, dit M. de Sismondi (tome vii, pag. 315), avaient ordre de le conduire sur la rive droite du Pô, jusqu’au-dessous de Pavie, de lui faire traverser le Pô, seulement après son confluent avec la rivière, et de rejoindre ainsi, en évitant tout combat jusqu’après cette réunion, l’armée d’Hawkwood qui l’attendait dans l’état de Brescia. Ce plan de campagne, tracé par les Dix de la guerre de Florence, aurait eu probablement un heureux succès sans le mépris profond qu’avait pour les troupes italiennes qui lui étaient opposées, Jean d’Armagnac, qui, à l’âge de vingt-huit ans, avait déjà remporté plusieurs victoires. »
  2. Soldats armés de brigandines.
  3. Vercelli.