Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/119

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1391]
113
LIVRE IV.

d’armes et bouté et reculé maint homme d’armes. Ce fut le jour Saint-Jacques et Saint-Christophe ; et descendoit si grand’chaleur du ciel que proprement il étoit avis à ceux qui étoient en leurs armures qu’ils fussent en un four, tant étoit l’air chaud et sans vent. Et à peine les plus légers et les plus jeunes n’avoient nulle puissance de faire grand’planté d’armes ; et ce qui aidoit au seigneur de Milan, ils étoient bien trois contre un, La poudrière et la fumière qui sailloit hors de terre et de leurs haleines les ensonnioit grandement. Et perdoient la vue de l’un l’autre et plus ceux du comte Armignac que leurs adversaires.

Là advint au dit comte une trop dure aventure d’armes, car il fut si oppressé de chaud et si atteint que il ne se pouvoit aider ; et chéy en très grand’foiblesse, et se bouta sur une aile hors de la bataille ; ni nul n’entendoit à lui, ni ami ni ennemi. Et trouva assez près de là en un aulnaie un petit ruissel d’eau courant qui venoit hors de cet aulnaie. Il sentit l’eau au pied ainçois que il la vît ; et lui fut avis proprement qu’il fût en paradis ; et s’assit tout seul sur ce ruissel sans ce que nul l’empêchât. Quand il fut assis, à grand’peine il ôta son bassinet et demeura à nue tête couverte d’une coiffe de toile, et puis s’abaissa et se plongea son visage en l’eau, et commença à boire et à reboire tant que il en valut pis, car en buvant celle eau froide, la grand’chaleur qu’il avoit ne le laissoit saouler ; et tant en but et à tel outrage, que le sang du corps lui refroidit, et commença fort à entrer en foiblesse de popelesie et à perdre la force de ses membres et le mouvement de la parole, ni ses gens ne savoient qu’il étoit devenu. Et jà en avoit grand nombre de pris et de créantés[1] qui se tenoient tous cois, ni plus ne se combattoient.

En ce parti que je vous dis du comte d’Armignac le trouva en sus des autres un écuyer soudoyer au seigneur de Milan ; et quand il le vit en cel parti, il eut grand’merveille qui c’étoit. Bien véoit qu’il étoit chevalier et homme d’honneur. Si lui demanda l’écuyer : « Qui êtes-vous ? Rendez-vous. Vous êtes mon prisonnier. » Le comte entendit bien la parole ; mais parler ne put, car il avoit jà sa langue si morte et le palais si clos qu’il ne faisoit mais que balbutier. Mais il lui tendit la main et fit signe qu’il se rendoit. Il le voult faire lever, mais il ne pouvoit Si demeura tout coi de-lez lui. Et les autres entendoient à combattre, et y eut faite mainte appertise d’armes.

Quand messire Jaqueme de la Verme, qui fut sage chevalier et percevant, vit que la journée se portoit bien pour eux, et que ils avoient mort et pris grand nombre de leurs ennemis, et que ses gens se commençoient à fouler et à lasser, et les Armignacs à venir et multiplier tout frais et nouveaux, et à charger de faix ses gens, si se mit à la retraite devers Alexandrie tout sagement, en escarmouchant et défendant ; et l’écuyer, qui l’aventure avoit eue de trouver le comte d’Armignac en l’état que je vous dis, ne le voult pas laisser derrière, car il lui sembloit bien homme d’honneur ; et pria à ses compagnons que ils lui voulsissent aider à porter et mener à sauveté en la ville, et de ce que il en auroit de rançon, il leur en départiroit bien et largement. Ceux qui priés et requis en furent le firent et lui aidèrent à porter et mener, et à quelque peine que ce fût, ils l’emportèrent en la cité et le mirent chez son maître ; et fut le comte désarmé et dévêtu et mis sur un lit. Messire Jaqueme de la Verme et tous les compagnons rentrèrent ès barrières et ès portes qui furent tantôt refermées. Et avoient moult de prisonniers : si se trairent à leurs hôtels et se désarmèrent et rafreschirent et aisèrent de ce qu’ils eurent ; et pareillement les Armignacs qui à la bataille avoient été, retournèrent et se désarmèrent et rafraîchirent et aisèrent. Et quand les nouvelles vinrent en l’ost que nul ne savoit à dire que le comte d’Armignac étoit devenu, car point n’étoit retourné, si furent tout ébahis, et ne savoient que dire ni que penser ; et vinrent plusieurs où la bataille avoit été, cerchèrent les morts et la place là environ, et point ne le trouvèrent. Si retournèrent en l’ost ainsi que gens tout ébahis.

L’écuyer, qui fiancé avoit le comte d’Armignac, avoit grand désir de savoir quel homme il tenoit ; et s’en vint à un écuyer d’honneur gascon, qui prisonnier étoit et reçu sur sa foi, et lui pria, et à son maître aussi, que ils voulsissent aller avecques lui en son hôtel. L’écuyer lombard mena l’écuyer françois en une chambre et sur le lit du comte d’Armignac, qui trop fort

  1. Rendus sur parole.