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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

vicomte de Chastelbon et pour ses besognes, s’acquittèrent loyaument et vaillamment ; et moult de peine et de travail eurent à poursuivir le roi et la cour et ceux de l’étroit conseil. C’est à entendre, les chevaliers et les clercs de sa chambre boutoient le roi en l’oreille que il prît la comté de Foix et l’attribuât au domaine de la couronne de France, puisque les Foissois le vouloient. À ce s’inclinoit assez le roi ; mais le duc de Bourgogne, comme sage et imaginatif, ne s’y vouloit accorder, et disoit, que le roi de France avoit des terres et des frontières assez à garder, sans encharger celle nouvelle peine et déshériter l’héritier ; mais conseilloit que le roi reprît l’argent et les florins qui payés avoient été, et aucune chose outre. Néanmoins il m’est avis que le duc de Bourgogne n’en eût point été cru, mais le duc de Berry reprit la besogne et s’en chargea de tous points, parmi le moyen que je vous dirai.

Vous savez comment il avoit allé de lui jadis et du comte Gaston de Foix, quand il envoya en Béarn devers le dit le comte si notables personnes que le comte de Sancerre, le vicomte d’Ascy, le seigneur de la Rivière et messire Guillaume de la Trémoille traiter du mariage madamoiselle Jeanne de Boulogne, laquelle le comte de Foix avoit en garde et nourrisson. Le comte de Foix entendit bien aux traiteurs et au mariage, mais sa réponse fut telle, que jà le duc de Berry ne l’auroit à femme ni autrement, si n’avoit payé trente mille francs pour la garde et nourrisson de la jeune fille de Boulogne. Le duc les paya, car il vouloit avoir la dame : or lui en souvint-il quand il fut temps et heure ; et manda messire Roger d’Espaigne et messire Espaing de Lion en sa chambre à Tours, et se fit là enclore entre eux trois, et leur dit : « Si vous voulez venir à bonne conclusion de vos procès, vous y viendrez, mais avant il me convient ravoir trente mille francs, lesquels mes gens payèrent un jour et mirent outre au comte de Foix, avant que je pusse avoir ma femme. Toujours a été l’imagination de moi telle que, si je survivois le comte de Foix, ils me retourneroient. » Les deux chevaliers, quand ils eurent ouï le duc de Berry ainsi parler, regardèrent l’un l’autre sans mot sonner. Donc dit le duc : « Beaux seigneurs, pour vérité dire et remontrer, je vous ai tollu la parole, conseillez-vous et parlez ensemble ; car sans ce traité faire du tout à ma volonté, le vôtre ne se passera jà. Je me fais fort de beau-frère de Bourgogne, il en fera à ma volonté ; il a en gouvernement les marches de Picardie et je les marches de Languedoc. Au-dessous de moi, ni contre ma volonté nul ne parlera ni contredira ; et ce vicomte de Chastelbon trouve et trouvera argent assez, car le comte mort en avoit plus assemblé que le roi n’en a en trésor. »

Donc parla messire Roger d’Espaigne et dit : « Monseigneur, posé que nous vous voulsissions accorder votre demande, si n’avons-nous pas la mise avec nous. » — « Ha ! répondit le duc, messire Roger, jà pour ce ne demeurera ; vous en ferez la dette sur votre foi et scellé, et je les vous croirai, bien et encore outre s’il vous besogne. » — « Monseigneur, dit le chevalier, grands mercis ! Nous parlerons ensemble et demain vous en répondrons. » — « Il me plaît bien, » dit le duc.

Lors cessèrent-ils leur parlement, et fut la chambre ouverte. Les chevaliers se départirent du duc de Berry et retournèrent à leur hôtel ; et eurent ce jour mainte imagination à savoir quelle chose ils feroient, et si ils retourneroient sans accorder au duc de Berry ce qu’il demandoit. Tout considéré, ils regardèrent pour le mieux, puisque tant avoient séjourné et frayé sur celle quête, que ils accorderoient au duc sa demande, mais que il pût tant faire que leur querelle fût claire, et que l’héritage demeurât au vicomte de Chastelbon. Si retournèrent à lendemain devers le duc de Berry et lui offrirent ce qu’il demandoit ; et firent messire Roger d’Espaigne et messire Espaing de Lion leur dette au duc de Berry des trente mille francs, par condition telle qu’il feroit tant devers le roi et le conseil que, pour rendre la somme que on avoit prêtée de florins sur la comté de Foix, l’héritage demeureroit au vicomte de Chastelbon. Répondit le duc : « Or me laissez convenir ; je le vous ferai ; ni autrement ne le vueil-je entendre. »

Depuis ce jour en avant le duc de Berry, qui désiroit à avoir les trente mille francs, fut si bon pour le vicomte de Chastelbon et si certain avocat que la besogne se conclut du tout à son entente ; et se délayèrent le roi et son conseil de leur primeraine volonté ; et eurent les lettres