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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/144

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sont revenus, et par quelle manière et condition cil comte de Blois et Marie de Namur, sa femme, n’étoient pas taillés ni proportionnés à engendrer jamais enfans ; car par bien boire et fort manger douces et délectables viandes, ils étoient malement fort engraissés. Le comte ne pouvoit mais chevaucher, mais charier se faisoit, quand il vouloit aller d’un lieu en un autre, au déduit des chiens ou des oiseaux ; et tout ce savoient bien les seigneurs de France.

Or avint, cependant que le roi et les seigneurs dessus nommés séjournoient à Tours en Touraine, que le duc de Touraine eut une imagination, laquelle il mit à effet : je vous dirai quelle. Il sentoit de-lez lui grand’finance, espoir un million de florins, lesquels il avoit eus et pris par mariage avecques madame Valentine de Milan sa femme, fille au comte de Vertus. Ces florins il ne savoit où employer. Si regarda que le comte Guy de Blois tenoit grands héritages, et après sa vie ils iroient tous en diverses mains. La comté de Blois devoit retourner à Jean de Bretagne, car il étoit son cousin germain ; les terres de Hainaut au duc de Juliers ou au duc de Lancastre, excepté Chimay qui devoit retourner à ceux des Conflans de Champagne ; la comté de Soissons, qui avoit été au comte de Blois, et aux comtes de Blois anciennement étoit aliénée, car le sire de Coucy en étoit en héritage pour sa délivrance d’Angleterre, la terre de d’Argies et de Nouvion retournoient aussi aux autres hoirs ; les terres de Hollande et de Zélande retournoient au comte de Hainaut. Ainsi se dépeçoient ces grands et beaux héritages ; et tout ce savoient bien les seigneurs de France ; pourquoi le duc de Touraine, qui mise et finance avoit assez pour acheter et payer tous ces héritages du comte de Blois, si par achat raisonnable et vendage les pouvoit avoir, s’avisa qu’il en feroit traiter devers ce comte de Blois ; et par espécial s’il pouvoit parvenir à la comté de Blois, c’est une terre et un pays bel et noble et qui bien lui seroit séant, car la comté de Blois marchist à la duché de Touraine ; et à la comté de Blois appendent moult de beaux fiefs.

Le duc de Touraine sur celle imagination ne reposa ni cessa point ; et en parla premièrement au roi de France son frère, puis au duc de Bourgogne et au seigneur de Coucy, pour cause de ce que le seigneur de Coucy étoit un grand traiteur et bien en la grâce du comte Guy de Blois, et il avoit à femme la fille de son cousin germain le duc de Lorraine. Bien se gardèrent le duc de Touraine et les dessus dits et leurs consaulx que ils n’en parlassent, ni en rien se découvrissent de leur intention, ni de ce que ils vouloient promouvoir et faire au duc de Berry ; pourquoi, je le vous dirai. Madame Marie sa fille étoit douée sur toute la comté de Blois de six mille francs par an. Si pensoit bien le duc de Berry que, parmi le moyen de ce douaire et la charge dont la terre étoit chargée, la comté de Blois seroit sienne, car plus convoiteux de lui on ne pouvoit trouver. Le duc de Bourgogne aussi ; pourquoi ? Pour ce que Marguerite, son ains-née fille, avoit à mari Guillaume de Hainaut, fils au comte de Hainaut, et les terres de Hollande, Zélande et Hainaut, pouvoient bien encore retourner par aucune incidence, fût par achat ou autrement, à son fils le comte d’Ostrevant, ou à son fils Jean de Bourgogne, qui pour lors avoit à femme Marguerite, l’ains-née fille au comte de Hainaut. Si proposèrent ces quatre, le roi et les dessus nommés, que au département de Tours en Touraine ils viendroient en Blois voir leur cousin le comte Guy de Blois, qui se tenoit à huit lieues petites de Tours, en un moult bel châtel que on appelle Châtel-Reynaud, et traiteroient de celle marchandise à lui et à la comtesse sa femme, Marie de Namur, qui étoit moult convoiteuse. Or étoit avenu que un vaillant homme et de grand’prudence, chevalier en lois et en armes, bailli de Blois, lequel se nommoit messire Regnault de Sens, fut informé de toutes ces besognes. Je ne vous sais pas bien dire par qui. Quand il le sçut, il en eut pitié pour l’amour de son seigneur le comte de Blois qui, en ces ventes faisant dont il n’avoit que faire, se pourroit déshonorer et ses loyaux hoirs déshériter, et que tout ce seroit à la condamnation de son âme. Il, pour obvier à ces besognes, se départit de Blois et chevaucha toute nuit, et vint à Châtel-Reynaud : et fit tant qu’il parla au comte et lui dit : « Monseigneur, le roi de France, le duc de Touraine, le duc de Bourbon, et le sire de Coucy viennent ici. » — « Si est-ce vérité, répondit le comte, pourquoi le dites-vous ? » — « Je le dis pour ce que vous serez requis et