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LIVRE IV.

pressé de vendre votre héritage. Si ayez avis sur ce. »

De cette parole fut le comte moult émerveillé et répondit : « Bailli, je ne puis pas les gens défendre à parler ni à faire leurs requêtes ; mais avant que je fisse ce marché pour vendre mon héritage, déshériter ni frauder mes hoirs et moi déshonorer, il ne me demeureroit plat d’argent ni écuelle à vendre ou engager, » — « Monseigneur, répondit le chevalier, or vous en souvienne quand temps et lieu seront. Car vous verrez tout ce que dit vous ai. » — « N’ayez nulle doute, bailli, dit le comte ; je ne suis pas encore si fol ni si jeune que je me doive incliner à tels traités. »

Sur cel état se départit le bailli de Blois, car il ne vouloit pas que les dessus dits seigneurs le trouvassent là ; et retourna en la ville de Blois et là se tint.

Dedans deux jours après que il se fut départi du comte, vinrent le roi de France à privée maisnie, le duc de Touraine son frère, le duc de Bourbon leur oncle, et le sire de Coucy à Châtel-Reynaud. Le comte et la comtesse leur firent bonne chère, ce fut raison. Et furent moult réjouis de la venue du roi, de ce que tant s’étoit humilié de venir en un chastel du comte. Adonc le roi, pour attraire le comte de Blois à amour et pour amener à son entente, lui dit ; « Beau cousin, je vois bien que vous êtes un seigneur en notre royaume garni d’honneur et de largesse, et avez eu du temps passé plusieurs frais et coûtages ; et pour y récompenser, nous vous donnons et accordons une aide qui vous vaudra bien vingt mille francs en votre comté de Blois. » Le comte dit : « Grands mercis ! » Il retint ce don qui oncques profit ne lui fit, car il n’en eut rien. Après ce don fait, on commença à entrer en traités pour vendre et acheter la comté de Blois pour le duc de Touraine. Et en ouvrirent premièrement la matière le roi et le duc de Bourbon ; et trouvèrent sur ces procès le comte de Blois assez froid. Donc se trairent ces seigneurs à la comtesse de Blois, et lui remontrèrent tant de paroles colorées, et comment au temps à venir ce seroit une povre femme, et que mieux valoit qu’elle demeurât une dame riche et garnie d’or et d’argent et de beaux joyaux, que toute nue et toute povre, car elle étoit trop bien taillée de survivre le comte, et que elle conseillât au comte son mari que cette marchandise se fît.

La comtesse, qui étoit et fut une des convoiteuses dames du monde, pour la grand’ardeur de convoitise et les florins avoir, s’y inclina ; et tant procura avec autrui, ce fut un varlet de chambre que le comte avoit, lequel on appeloit Sohier, et étoit de nation de la ville de Malines, et fils d’un pauvre tisserand de draps. Ce Sohier avoit tellement surmonté ce comte de Blois que par lui étoit tout fait et sans lui rien n’étoit fait. Et lui avoit jà le comte de Blois donné plus de cinq cents francs de revenue, que à sa vie que à héritage. Or regardez le grand meschef et comment les aucuns seigneurs sont menés. En ce Sohier n’avoit sens ni prudence qui à recorder fait, fors la folle plaisance du seigneur qui ainsi l’avoit enchéri, et ainsi que le duc de Berry en ce temps avoit Take Thiébault, un garçon aussi de nulle valeur, auquel par plusieurs fois il avoit bien donné la somme de deux cent mille francs et tous perdus. Si ce Sohier voulsist, de ce ne se peut-il excuser, de la marchandise que le duc de Touraine fit au comte de Blois il n’eût rien été ; mais il, pour complaire au roi et à son frère, au duc de Bourbon, au seigneur de Coucy et aussi à la comtesse de Blois, qui jà y étoit du tout assentie et inclinée, pour la grande convoitise de l’argent voir et avoir, bouta son seigneur en l’oreille, et brassa tant que le comte se dédit de ce que premièrement avoit dit et certifié à son bailli, et fut la comté de Blois vendue, après son décès, la somme de deux cent mille francs ; et devoit le duc de Touraine délivrer du douaire la dame de Dunois, qui assignée de six mille francs tout son viage[1] étoit sus. Encore y dut avoir fait un autre vendage de toutes les terres de Hainaut ; et en devoit le duc de Touraine payer deux cent mille francs. Bien est vérité que le comte Guy de Blois réserva la volonté du comte de Hainaut, son naturel seigneur, duquel en foi et hommage il tenoit les terres, et ne s’en voult oncques charger ; mais le roi de France et le duc de Touraine s’en chargèrent, et prirent tout ce qui avenir en pouvoit et qui en appartenoit à faire sur eux, et loyèrent, avant leur département, le comte Guy de Blois si avant en paroles, en lettres, et en scellés, comme

  1. Pendant toute sa vie.