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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

munauté d’Angleterre. Bien vouloient les Anglois paix, mais que on leur restituât toutes les terres données et accordées au traité de la paix fait à Bretigny devant Chartres, et que les François payassent quatorze cent mille francs, qui étoient demeurés à payer, quand ils renouvelèrent la guerre.

En celle saison dont je parle furent les parlemens moult grands en la cité d’Amiens sur forme et état de paix, si on lui pût avoir trouvé ; et grand’peine et diligence y rendirent les seigneurs qui là étoient. On se peut émerveiller à quoi la deffaute fut que la paix ne se fît, car par espécial le duc de Bourgogne y entendoit très fort de la partie des François, et le duc de Laucastre de la partie des Anglois, réservé que la charge il n’eût osé passer. Quand on vit que on traitoit et parlementoit et que rien on ne faisoit, si se commencèrent les seigneurs à tanner et lasser ; et pour adoucir les Anglois, parquoî ils eussent cause d’eux incliner à raison, il leur fut offert en Aquitaine à tenir tout ce que ils y tenoient paisiblement, et neuf évêchés quittes et délivrés et sans ressort ; mais on vouloit avoir Calais abattue ; et la somme des quatorze cent mille francs on les payeroit sur trois ans. Le duc de Lancastre et le conseil d’Angleterre répondirent à ces offres et dirent ainsi : « Nous avons ici séjourné un grand temps et n’avons rien conclu, ni conclure ne pouvons, tant que nous aurons retourné en Angleterre, et ce remontré au conseil du roi notre sire et aux trois états du royaume ; et soyez sûrs et certains que toute la diligence que moi et mon frère d’Yorch y pourrons mettre, et nos consaulx qui ici avons été, nous l’y mettrons volontiers, réservé de la ville de Calais abattue. Nous n’oserions parler de ce ; car si nous en parlions, nous serions en la haine et indignation de la greigneur partie du royaume d’Angleterre : si nous vaut mieux taire et cesser que dire chose où nous puissions recevoir haine ni blâme. »

Encore suffisit assez celle réponse au roi de France et à ses oncles ; et dirent que sur traité de paix, eux retournés en Angleterre, ils se missent en peine ; et que du côté du royaume de France ils n’estraindroient point pour grand’chose, car la guerre avoit trop duré ; si en étoient trop de maux avenus au monde.

Or fut regardé entre ces parties, pour tant que les trèves faîlloient à la Saint-Jean-Baptiste entre France et Angleterre, que on les allongeroit encore un an tout entier, à durer et à courir sans nulle violence, par mer et par terre, de tous leurs conjoins et leurs adhers, sans enfreindre ; et de ce que les consaulx d’Angleterre répondroient, on leur bailleroit en leur compagnie deux chevaliers, et cils rapporteroient la parole et l’état du pays d’Angleterre. À tout ce faire et tenir s’accordèrent le duc de Lancastre et le duc d’Yorch son frère, et le conseil du roi d’Angleterre qui là étoient. Il me fut dit en ce temps, et on en vit grandement les apparences, que le roi de France désiroit moult venir à conclusion de paix, car grandes nouvelles couroient pour lors, parmi le royaume de France et ailleurs, que l’Amorat-Baquin[1] étoit entré atout grand’puissance de Turcs au royaume de Honguerie, et ces nouvelles avoient rapportées messire Boucicaut l’aîné, maréchal de France et messire Jean de Carouge, lesquels étoient revenus et retournés des parties de Grèce et de Turquie ; pourquoi le roi de Franee, en sa jeunesse, avoit très grand’affection pour mettre sus un voyage et aller voir cet Amorat-Baquin et recouvrer le royaume d’Arménie que les Turcs avoient conquis sur le roi Léon d’Arménie ; lequel roi d’Arménie avoit été présent à Amiens à ce parlement et avoit remontré ses besognes au duc de Lancastre et au duc d’Yorch, qui bien le connoissoient, car jà l’a voient-ils vu en Angleterre, et aussi y fut-il une fois pour traiter de paix, quand le roi de France fut à l’Écluse[2]. Donc, en considérant ces besognes, et en confortant les paroles du roi d’Arménie, le roi de France, sur la fin du parlement, et au congé prendre, en parla moult doucement au duc de Lancastre ; et furent les paroles telles : « Beau neveu, si paix pouvoît être entre nous et le roi d’Angleterre, nous pourrions ouvrir un passage en Turquie en confortant le roi d’Honguerie et l’empereur de Constantinople[3], auxquels l’Amorat-Baquin donne assez à faire, et recouvrerions le royaume d’Arménie que les Turcs tiennent. On nous a bien dit que l’Amorat-Baquin est un vaillant homme et de

  1. Amurat Ier mourut cette même année et eut Bajazet pour successeur.
  2. Voyez, sur le roi Léon d’Arménie, la note première du livre iii de Froissart.
  3. Emmanuel Paléologue.