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LIVRE IV.

Bretagne qu’il ne l’avoit occis, quand il le tint à son aise au châtel de l’Ermine de-lez Nantes. Et voulsist bien que du sien il lui eût coûté cent mille francs et il le tînt à sa volonté.

Ce messire Pierre de Craon, qui se tenoit lez le duc et considéroit ses paroles, et comment mortellement il héoit Cliçon, proposa une merveilleuse imagination en soi-même, car par les apparences se jugent les choses. Il s’avisa, comment que ce fût, que il mettroit à mort le connétable, et n’entendroit jamais à autre chose, si l’auroit occis de sa main ou fait occire, et puis on traiteroit de la paix. Il ne doutoit ainsi que néant Jean de Blois qui avoit sa fille, ni le fils au vicomte de Rohan qui avoit l’autre ; avecques l’aide du duc et de son lignage il se cheviroit bien contre ces deux ; car ceux de Blois étoient encore trop fort affoiblis, et si avoit le comte Guy de Blois vendu l’héritage de Blois, qui devoit retourner par succession d’hoirie à ce comte de Paintieuvre Jean de Blois, et viendroit au duc de Touraine ; là lui avoit-il montré petite amour et confidence et alliance de lignage. Et si ce fait étoit avenu, et Cliçon mort, petit à petit on détruiroit tous les marmousets du roi et du duc de Touraine, c’est à entendre : le seigneur de la Rivière, messire Jean le Mercier, Montagu, le Bègue de Vilaines, messire Jean de Bueil et aucuns autres de la chambre du roi, lesquels aidoient à soutenir l’opinion du connétable ; car le duc de Berry et le duc de Bourgogne ne les aimoient que un petit, quel semblant qu’ils leur montrassent. Avint que il persévéra en sa mauvaisté ; et tant considéra le dit messire Pierre de Craon ses besognes et subtilla sus, par mauvais argu et l’ennort de l’ennemi[1] qui oncques ne dort, mais veille et réveille les cœurs des mauvais qui à lui s’inclinent, et jeta tout son fait devant ses yeux avant qu’il osât rien entreprendre, en la forme et manière que je vous dirai ; et si il euist justement pensé et imaginé les doutes, les périls et meschefs, qui par son fait pouvoient venir et descendre, et qui depuis en descendirent, raison et attrempance y eussent eu en son cœur autrement leur lieu que elles ne eurent ; mais on dit, et il est vérité, que le grand désir que on a aux choses que elles aviennent, estaind le sens, et pour ce sont les vices maîtres et les vertus violées et corrompues. Car pour ce par espécial que le dit messire Pierre de Craon avoit si grand’affection à la destruction du connétable, il s’inclina et accorda de tous points aux consaulx de outrage et de folie ; et lui étoit avis, en proposant son fait, mais que sauvement il pût retourner en Bretagne devers le duc, le connétable mort, il n’auroit jamais garde que nul ne le vînt là querre, car le duc le aideroit à délivrer et à se excuser ; et au fort, si la puissance du roi de France étoit si grande que il en voulsist faire fait, et le vînt quérir en Bretagne, sur une nuit il se mettroit en un vaissel et s’en iroit à Bordeaux, à Bayonne ou en Angleterre. Là ne seroit-il point poursuivi, car bien savoit que les Anglois le héoient mortellement pour les grands cruautés qu’il leur avoit faites et consenti faire, depuis les jours que il s’étoit tourné François, car au devant il leur avoit fait plusieurs beaux et grands services, si comme ils sont contenus et devisés notoirement ici dessus en notre histoire.

Messire Pierre de Craon, si comme vous orrez, pour accomplir son désir, avoit de long-temps en soi-même proposé et jeté son fait, et à nullui ne s’en étoit découvert. Je ne puis savoir si oncques il en avoit parlé au duc de Bretagne. Les aucuns supposoient que oil et les autres non. Mais la cause de la supposition de plusieurs est pour tant que, le délit fait par lui et par ses complices, le plus tôt comme il put et par le plus bref chemin, il s’en retourna en Bretagne, et s’en vint comme à sauf garant et à refuge devers le duc de Bretagne ; et oultre, en devant le fait, il avoit rendu et vendu ses châteaux et héritages qu’il tenoit en Anjou au duc de Bretagne, et renvoyé au roi de France son hommage ; et se feignoit, et disoit qu’il vouloit voyager outre mer. De toutes ces choses je me passerai briévement, mais je vous éclaircirai le fait, car je, auteur et proposeur de cette histoire, pour les jours que le meschef avint sur le connétable de France messire Olivier de Cliçon, j’étois à Paris. Si en dus par raison bien être informé, selon l’enquête que je fis.

Vous savez, ou devez savoir, que pour ce temps le dit messire Pierre de Craon avoit en la ville de Paris, en la cimetière que on dit Saint-Jean[2],

  1. L’esprit malin.
  2. Aujourd’hui le marché Saint-Jean.