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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/157

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LIVRE IV.

surgiens et médecins : « Dites-moi : y a-t-il nul péril de mort ? » Ils répondirent tous d’une sieute : « Certes, sire, nennil ; dedans quinze jours nous le vous rendrons chevauchant. » Cette réponse réjouit grandement le roi, et il dit : « Dieu en soit loué ! ce sont riches nouvelles. » Et puis dit au connétable : « Connétable, pensez de vous et ne vous souciez point de rien, car oncques délit ne fut si cher comparé ni amendé sur les traiteurs, comme cil sera, car la chose est mienne. » Le connétable répondit moult foiblement : « Sire, Dieu le vous puisse rendre, et la bonne visitation que faite m’avez ! » À ces mots prit le roi congé au connétable et s’en retourna à Saint-Pol ; et manda incontinent le prévôt de Paris, et sans séjourner vint à Saint-Pol ; et jà étoit-il jour tout clair. Quand il fut venu, le roi lui commanda : « Prévôt, prenez gens de toutes parts bien montés et appareillés, et poursuivez par clos et chemins ce traître Pierre de Craon, qui traîtreusement a navré, blessé et mis en péril de mort notre connétable. Vous ne nous pourrez faire service plus agréable que le trouver, le prendre et nous amener. » Le prévôt répondit et dit : « Sire, j’en ferai toute ma puissance. Mais quel chemin peut-on supposer qu’il tienne ? » — « Informez-vous, dit le roi, et si en faites bonne diligence. »

Pour le temps de lors les quatre souveraines portes de Paris étoient tous-dis nuit et jour ouvertes ; et avoit celle ordonnance été faite au retour de la bataille qui fut en Flandre, où le roi de France déconfit les Flamands à Rosebecque, et les Parisiens se voulrent rebeller, et que les maillets furent restorés, et pour mieux aisément à toute heure châtier et seigneurir les Parisiens. Messire Olivier de Cliçon avoit donné ce conseil de ôter toutes les chaînes des rues et des carrefours de Paris pour aller et chevaucher de nuit. Partout furent ôtés hors des gonds des souveraines portes de Paris les feuilles, et là couchées. Et furent en cel état environ dix ans ; et entroit-on à toute heure dedans Paris. Or considérez comme les choses aviennent et comment les saisons paient. Le connétable avoit cueilli la verge dont il fut battu ; car si les portes de Paris eussent été closes et les chaînes levées, jamais messire Pierre de Craon n’eût osé avoir fait ce délit et outrage qu’il fit, car il ne pût avoir issu de Paris. Et pour ce qu’il savoit bien qu’il istroit de Paris à toute heure, s’avisa-t-il de faire ce maléfice. Et quand il se départit du connétable, il le cuidoit avoir laissé mort. Mais non fit, si comme vous oyez dire ; dont depuis il fut moult courroucé.

Quand il issit de Paris il étoit une heure après mie-nuit ; et issit par la porte de Saint-Antoine ; et disent les aucuns qu’il passa la Saine au pont à Charenton ; et depuis il prit le chemin de Chartres ; et les aucuns disent que à l’issir de Paris il retourna devers la porte Saint-Honoré dessous Montmartre et vint passer la rivière de Saine au Ponçon. Par où qu’il passât la rivière, il vint sur le point de huit heures à Chartres, et aucuns des siens les mieux montés, car tous ne le suivirent pas, mais se désassemblèrent pour faire le moins de montre et pour les poursuites. Au passer il avoit ordonné jusques à vingt chevaux et laissé chez un chanoine de Chartres, lequel étoit un de ses clercs et l’avoit servi, dont mieux lui vaulsist que oncques ne l’eût connu, quoique de ce délit et forfait le dit chanoine ne sçût rien. Messire Pierre, quand il fut venu à Chartres, but un coup et se renouvela de chevaux ; et se partit de Chartres tantôt et prit le chemin du Maine ; et exploita tant et si bien qu’il vint en un fort chastel, qui encore se tenoit pour lui et que on dit Sablé ; et là s’arrêta et rafreschit ; et dit qu’il n’iroit plus avant, si auroit appris des nouvelles.

Vous devez savoir que ce vendredi dont le jeudi par nuit ce délit fut fait par messire Pierre de Craon et ses complices, il fut grandes nouvelles parmi Paris de cet outrage ; et moult grandement en fut blâmé messire Pierre de Craon. Le sire de Coucy, qui se tenoit en son hôtel, sitôt qu’il sçut au matin les nouvelles, monta à cheval ; et se partit lui cinquième tant seulement, et vint à l’hôtel du connétable derrière le Temple où on l’avoit rapporté, car moult s’entre aimoient, et s’appeloient frères et compagnons d’armes. La visitation du seigneur de Coucy fit au connétable grand bien. Aussi tous autres seigneurs à leur tour le venoient voir. Et par espécial avecques le roi, son frère le duc de Touraine en fut grandement courroucé ; et disoient bien les deux frères que Pierre de Craon avoit fait ce délit et outrage en leur dépit, et que c’étoit une chose faite et pourpensée par traitours et pour troubler le royaume. Le duc de