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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/160

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tagne, et trouva le duc à l’Ermine en la marche de Vannes. Il lui bailla les lettres. Le duc les prit, ouvrit et legit, et tout de mot à mot, et puis dit à celui qui apportées les avoit : « Je rescriprai. » Il rescripsit sur la forme que je vous dirai, en soi excusant et disant : que de messire Pierre de Craon il ne savoit rien ni savoir vouloit, ni à lui du savoir rien n’appartenoit ; et que la guerre et haine, laquelle il avoit à Olivier de Cliçon, en rien ne lui touchoit ni regardoit ; et de ces choses il prioit au roi qu’il le vouisist avoir pour excusé. Quand ces lettres furent escriptes bien et proprement à l’entente du duc, le message du roi, quand elles furent scellées, les prit, car on les lui délivra ; et puis s’en retourna par son chemin, et fit tant par ses journées que il vint à Paris. Si trouva le roi et son conseil, qui moult désiroient à avoir réponse et nouvelles de Bretagne. Quand le message fut venu, il bailla les lettres au roi qui les prit, ouvrit et legit ; et tout ce que dedans étoit, il le dit à son frère de Touraine et à son conseil. Cette réponse et excusation du duc ne suffit pas ; et disoient là les aucuns que le duc de Bretagne avoit fait et brassé tout ce cordel. Le roi et le duc de Touraine disoient que le dépit et l’outrage étoit trop grand, et que il ne faisoit pas à passer ainsi ni si légèrement, et qu’il touchoit trop grandement à la majesté royale.

Pour ces jours se tenoit et séjournoit le duc de Berry à Paris ; et véoit souvent le roi ; et le roi lui parloit moult souvent de ce délit, qui étoit fait par messire Pierre de Craon. Dont répondit le duc : « Monseigneur, il a fait un grand outrage. Qui le sauroit où trouver, je conseillerois qu’on entendît à le prendre et faire amender. » « Bel oncle, disoit le roi, il est en Bretagne de-lez le duc et non ailleurs. Nous voulons aller celle part et vous avecques nous. » Le duc de Berry lui accordoit et s’en dissimuloit tout du contraire, et disoit au roi : « Monseigneur, il vous faut avoir beau-frère de Bourgogne en votre compagnie. » — « Nous l’aurons, disoit le roi ; sans lui ne ferons-nous point le voyage, Nous irons en Bretagne en très grand arroi pour résister contre tous nos ennemis. Nous véons ores tout appertement que ce duc de Bretagne ne nous aime ni prise que moult petit. Bel oncle, il est orgueilleux et présomptueux, et jamais nous ne tendrons à autre chose que l’aurons mis à raison. » Ainsi se devisoit le roi de France au duc de Berry, et menaçoit grandement le duc de Bretagne et ses complices. Le duc de Berry lui accordoit toutes ces paroles en lui dissimulant, mais il pensoit tout le contraire.

Trop avoit le roi de France affection de contrevenger ce dépit, lequel on avoit fait à son connétable ; et s’ordonnoit de tous points pour aller en Bretagne et premièrement en Anjou, pour faire abattre et détruire tous les châteaux qui se tenoient de messire Pierre de Craon, quoique le duc de Bretagne dît et proposât qu’il les eût achetés. Nonobstant ce le roi de France et ses consaulx disoient que point il n’en étoit en l’héritage, et que trop vouloit porter et excuser, et avoit porté et soutenu ce Pierre de Craon ; pourquoi personnellement en étoit en l’indignation de la couronne de France, réservé que, en celle saison même, conjonction de mariage se fût empris et fait entre le fils du duc de Bretagne et la fille de France. Entrues que ces besognes s’ordonnoient petit à petit, et que grands nouvelles étoient parmi le royaume de France du voyage que le roi vouloit faire en Bretagne, retournèrent à Paris du voyage de Foix et de Béarn, l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière, et recordèrent au roi et à son conseil comment ils avoient exploité. Ils furent volontiers ouïs, mais la matière de Bretagne, du connétable et de Pierre de Craon chargeoit si le conseil du roi que on n’entendoit à autre chose ; et eût volontiers vu le roi que le connétable fût sain et en bon point pour chevaucher avant que ils se départissent de Paris. Un très bel hôtel, lequel étoit à messire Pierre de Craon, séant au cimetière Saint-Jean à Paris, fut, par le commandement du roi, abbattu et mis à terre et donné à faire un cimetière à enfouir les morts[1]. Le roi de France faisoit faire sur les chemins du Maine, d’Anjou et de Bretagne, et en Touraine sur la rivière de Loire, ses pourvéances grandes et grosses, à l’intention et instance que pour voyager en Bretagne, ni nul n’osoit parler au contraire.

Renommée fut en la cité de Paris et au dehors en plusieurs lieux que il fut notoirement sçu

  1. Le roi avait donné l’emplacement de l’hôtel à ses courtisans, mais ayant été averti qu’il avait autrefois été bâti sur un terrain acheté a l’église Saint Jean, et avait d’abord servi de cimetière, il en fit don à cette église.