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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

par routes l’un çà et l’autre là. Le roi chevauchoit assez à part lui pour lui faire moins de poudrière. Le duc de Berry et le duc de Bourgogne parlant ensemble chevauchoient sus son senestre, ainsi comme deux arpens de terre en sus de lui. Les autres seigneurs, le comte de la Marche, messire Jacques de Bourbon, messire Charles de la Breth, messire Philippe d’Artois, messire Henry et messire Philippe de Bar, messire Pierre de Navarre et tous les seigneurs chevauchoient par routes. Le duc de Bourbon, le sire de Coucy, messire Charles de Hangiers, le baron d’Ivery en tous autres, et sus et hors de la route du roi ; et devisoient et parloient les uns aux autres ; et ne se donnoient garde de ce qui soudainement avint, et sur le plus grand chef de la compagnie ; ce fut sur le propre corps du roi. Et pour ce sont les œuvres de Dieu moult manifestées et ses verges crueuses, et sont à douter à toutes créatures. Et on a vu en l’ancien testament et nouvel moult de figures et d’exemples. N’avons-nous pas de Nabuchodonosor, roi des Assyriens, lequel régna un temps en telle puissance que dessus lui il n’étoit nouvelle de nul autre ; et soudainement, en sa greigneur force et règne, le souverain roi, Dieu, sire du ciel et de la terre, et formeur et ordonneur de toutes choses l’appareilla tel que il perdit sens et règne, et fut sept ans en cel état ; et vivoit de glans et des pommes sauvages, et avoit le goût et l’appétit d’un pourcel ; et quand il eut fait pénitence, Dieu lui rendit sa mémoire ; et adonc dit-il à Daniel le prophète ; que dessus le Dieu de Israël il n’étoit nul autre Dieu. À parler par raison et à éclaircîr vérité, Dieu le père, le Fils et le Saint-Esprit, trois en un nom et tout un en une substance, fut, est, et sera à toujours aussi puissant pour montrer ses œuvres comme il fut oncques, ni on ne se doit émerveiller ni ébahir de quoi qu’il fasse.

À revenir à ce propos pourquoi je dis ces paroles, une influence du ciel merveilleuse descendit ce jour sur le roi de France, et ce fut sa coulpe, ce disent les plusieurs ; car selon la disposition de son corps et l’état où il étoit, et que ses médecins le savoient et jugeoient, qui justement la connoissance avoir en devoient, il ne dut pas avoir chevauché en si chaud jour, ni à celle heure, fors du matin ou du soir à la froidure ; et pour ce en furent inculpés, demandés et déshonorés ceux qui le menoient et qui conseillé l’avoient, et par lesquels consaulx le plus pour ce temps il usoit et se gouvernoit, et s’étoit usé et gouverné.

Ainsi que le roi de France chevauchoit en la chaleur du soleil sur un plain et un sablonnis, et faisoit si merveilleusement chaud que devant ni puis, pour celle saison, il n’avoit fait ni fit si chaud ; et avoit vêtu un noir jaque[1] de velours, qui moult réchauffoit, et avoit sur son chef un single[2] chaperon de vermeille écarlate, et un chapelet de blancs et grosses perles que la roine sa femme lui avoit donné au prendre congé ; et étoit un sien page qui chevauchoit derrière soi et portoit sur son chef un chapel de Montauban, fin, clair et net tout d’acier qui resplendissoit au soleil ; et derrière ce page, chevauchoit encore un page du roi qui portoit une lance vermeille, toute enfannonée[3] de soie, ainsi que pour le roi ; et avoit la lance un fer d’acier large, clair et fin ; et en avoit le sire de la Rivière, du temps qu’il séjourna à Toulouse, fait forger une douzaine, dont celui-là en étoit l’un ; car tous douze il les avoit données au roi ; et le roi en avoit donné trois au duc d’Orléans, et trois au duc de Bourbon : advint, tout en chevauchant en l’arroi et état que je vous conte, ainsi que enfans et pages qui en chevauchant se desroient[4] par leurs chevaux ou par leur négligence, le page qui portoit la lance du roi se desroya ou s’endormit, et n’y pensoit point ; et celle lance laissa, et le fer, cheoir sur le chapel d’acier que l’autre page avoit sur son chef. Si sonnèrent haut les aciers l’un par l’autre. Le roi qui étoit si près, que les pages chevauchoient aux esclots[5] de son cheval, tressaillit soudainement ; et frémit son esprit, car il avoit encore en imagination l’impression des paroles que le fol homme ou le sage lui avoit dit en la forêt du Mans ; et vint au roi en avision que grand’foison de ses ennemis lui courussent sus pour occire. En celle abusion, il se desroya par foiblesse de chef ; et saillit avant en poignant son cheval, et trait, son épée et se tourna sur ses pages, et en perdit la connoissance et de tous autres hommes ; et cuida bien

  1. Justaucorps.
  2. Simple.
  3. De fannon, étendard.
  4. Sortent de leurs rangs.
  5. Sur les pas, sur les traces.