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LIVRE IV.

être en une bataille et enclos de ses ennemis ; et haussant son épée, et levant contre mont pour férir et donner un coup, ne lui chailloit sur qui, il s’écria et dit : « Avant, avant sur ces traiteurs ! » Les pages virent le roi enflammé et se doutèrent, à bonne cause ; et le cuidèrent pour leur desroy avoir courroucé. Si poignirent les chevaux l’un çà et l’autre là. Le duc d’Orléans n’étoit pas pour lors trop loin du roi. Le roi adressa devers lui tenant l’épée toute nue ; et jà en avoit le roi, par la frénésie et foiblesse de chef, perdu la connoissance, ni il se savoit qui étoit son frère ni son oncle. Quand le duc d’Orléans le vit venir vers lui l’épée toute nue, si s’effréa, et ne voult pas attendre, et à bonne cause ; et poindy le cheval hâtivement et le roi après. Le duc de Bourgogne étoit et chevauchoit de coté, et pour l’effroi des chevaux, et que jà il avoit ouï les pages du roi crier, jeta son regard de celle part, et connut le roi qui à l’épée toute nue, chassoit son frère : si fut tout eshidé, et à bonne cause, et dit ainsi : « Haro ! le grand meschef ! Monseigneur est tout desvoyé. Pour Dieu après ! On le prenne ! » Et puis dit encore : « Fuyez, beau neveu d’Orléans, fuyez, monseigneur vous veut occire. » Je vous dis que le duc d’Orléans n’étoit pas bien assuré ; et voirement fuyoit-il de quant que cheval pouvoit aller, et chevaliers et écuyers après. On commença à huier et à traire de celle part. Les lointains, qui chevauchoient à dextre et a senestre, cuidoient que on chassât au loup ou au lièvre, jusques à tant que ils sçurent les nouvelles, que c’étoit le roi qui n’étoit pas en bon point. Toutefois le duc d’Orléans se sauva, tant tourna et tant tournia ; et aussi on lui aida. Chevaliers, écuyers et gens d’armes se haièrent[1] tout autour du roi, et le laissèrent lasser et saouler. Et plus couroit et travailloit, tant avoit-il greigneur foiblesse ; et quand il venoit sur un homme, fût chevalier et écuyer, on se laissoit cheoir devant le coup. Je n’ouïs point dire que nul fût mort de cette emprise[2], mais il en abattit plusieurs, car nul ne se mit en défense. Finablement quand il fut bien lassé et travaillé, et son cheval bien foulé, et que le roi et le cheval tressuoient tout de chaleur et d’ardeur, un chevalier de Normandie qui étoit son chambellan, et lequel le roi moult aimoit, et celui on nommoit messire Guillaume Martel, vint par derrière, et embrassa le roi l’épée à la main et le tint tout court. Quand il fut tenu, tous autres seigneurs approchèrent ; et lui fut ôtée l’épée ; et fut mis jus du cheval, et couché moult doucement et dévêtu de son jaque pour lui revêtir et rafreschir. Là vinrent ses trois oncles et son frère. Mais il avoit perdu la connoissance d’eux, ni nul semblant d’amour ni d’accointance ne leur faisoit ; et lui tournoient à la fois moult merveilleusement les yeux en la tête, ni à nullui il ne parloit.

Les seigneurs de son sang étoient tout ébahis, et ne savoient que dire ni que faire. Là dirent le duc de Berry et le duc de Bourgogne : « Il faut retourner au Mans. Le voyage est fait pour celle saison. » Encore ne disoient pas tout ce qu’ils pensoient ; mais ils le dirent et remontrèrent grandement, sur ceux que ils n’avoient point en grâce, quand ils furent retournés à Paris, si comme je vous recorderai avant en l’histoire.

À considérer raison et imaginer toutes choses en vérité, ce fut grand’pitié de ce que le roi de France pour ce temps, qui est le plus digne, le plus noble et le plus puissant roi du monde, chey en telle débilité que de perdre son sens soudainement. On ne le pouvoit amender ni faire autre, puisque Dieu vouloit qu’il fût ainsi. On le appareilla et mit à point au plus doucement comme on put ; et fut éventé, refroidi et couché en une litière, et tout souef ramené en la cité du Mans. On envoya tantôt de par les maréchaux au-devant de ceux qui chevauchoient ; et leur fut dit et signifié que tous se missent au retour, et que le voyage pour celle saison étoit rompu et brisé. Aux aucuns on disoit la cause pourquoi et aux autres non. Ce soir que le roi fut apporté au Mans, médecins furent moult embesognés, et les seigneurs et les prochains de son sang moult troublés ; et vous dis que on parloit là, et devisoit en plusieurs et diverses manières. Les aucuns disoient, qui le prenoient et exposoient sur le mal, que on avoit le roi, au matin avant qu’il issît hors du Mans, empoisonné et ensorcelé pour détruire et honnir le royaume de France. Tant multiplièrent ces paroles que le duc d’Or-

  1. Se mirent en haie.
  2. Les grandes Chroniques disent qu’il tua quatre hommes ; l’Anonyme de Saint-Denis ajoute à ces quatre hommes un chevalier de Guyenne, qu’on appelait le bâtard de Polignac.