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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

léans et ses oncles et ceux du sang du roi notèrent ces paroles, et en parlèrent ensemble en disant : « Vous et vous, oyez, si ouïr le voulez, comment on murmure en plusieurs lieux sur ceux qui ont l’administration et garde du corps du roi. On dit, et commune renommée queurt, que on l’a ensorcelé ou empoisonné. On sache comment ce se pourroit faire, ni où, ni quand ce a été. » — « Et comment le pourrons-nous savoir. » — « Nous le saurons, dirent les aucuns, par les médecins ; cils le doivent savoir ; car ils connoissent sa nature et sa complexion. » Les médecins furent mandés ; ils vinrent. Eux venus, ils furent de monseigneur de Bourgogne très fort examinés. À cet examen ils répondirent et dirent ainsi, que le roi dès grand temps avoit engendré celle maladie : « Et bien savions-nous que celle faiblesse de chef le travailloit moult fort ; et convenoit que, quand que ce fût, il le montrât : » Donc dit le duc de Bourgogne : « De tout ce dire et remontrer vous vous êtes bien acquittés, mais il ne nous en a, ni vous, voulu croire pour la grand’affection qu’il avoit de venir en ce voyage ; à mal fut-il oncques avisé ni pourparlé, car le voyage l’a déshonoré. Mieux vaulsist que Cliçon eût été mort et tous ceux de sa secte, que le roi eût conçu ni pris celle maladie, car il en sera partout trop grand’nouvelle, pourtant que c’est encore un jeune homme ; et en recevrons, nous qui sommes ses oncles et de son sang, et qui l’avons à conseiller et à introduire, grand blâme, et si n’y avons coulpe. Or nous dites, dit le duc de Bourgogne, huy matin, quand il dût monter à cheval, fûtes-vous à son dîner ? » — « En nom Dieu ! répondirent ses médecins, oil. » — « Et comment mangea-t-il ni but ? » — « Certes, répondirent-ils, si petitement à peine que rien, et ne faisoit que penser et muser. » — « Et qui fut cil qui lui donna dernièrement à boire ? » demanda le duc. « Nous ne savons, répondirent les médecins, car, tantôt la table ôtée, nous nous départîmes pour nous appareiller et chevaucher ; sachez ce par les bouteillers ou par ses chambellans. »

Donc fut mandé Robert de Tenkes, un écuyer de Picardie et maître des esansons. Il vint ; quand il fut venu, on lui demanda qui avoit donné au roi dernièrement à boire ; il répondit et dit : « Messeigneurs, messire Hélion de Lignac. » Donc fut mandé le chevalier ; il vint ; quand il fut venu, on lui demanda où il avoit pris le vin dont le roi avoit bu en sa chambre, quand il dut monter à cheval ; il répondit et dit : « Messeigneurs, velà Robert de Tenkes qui le livra et en fit l’essai, et moi aussi, en la présence du roi. » — « C’est vérité, dit Robert de Tenkes ; mais en tout ce ne peut avoir nul doute ni soupçon ; car encore y a-t-il du vin pareil ès bouteilles du roi, et en buverons, et ferons volontiers l’essai devant vous. » Donc parla le duc de Berry et dit : « Nous nous débattons et travaillons pour néant ; le roi n’est empoisonné ni ensorcelé fors de mauvais conseil ; et il n’est pas heure de parler de celle matière maintenant ; mettons tout en souffrance jusques à une autre fois. »

Sur cel état se départirent les seigneurs pour ce soir l’un de l’autre, et se retrairent en leurs hôtels et en leurs chambres ; et furent ordonnés de par les oncles du roi à demeurer tous cois de-lez le roi, pour le garder et administrer souverainement, quatre chevaliers d’honneur. Premièrement messire Regnaut de Roye, messire Regnaut de Trye, le sire de Garencières et messire Guillaume Martel ; et fut dit au seigneur de la Rivière, à messire Jean le Mercier, à Montagu, au Bègue de Vilaines, à messire Guillaume des Bordes et à messire Hélion de Lignac que ils s’en déportassent de tous points, tant comme on verroit comme il se déporteroit et seroit en meilleur état. Si se déportèrent, et les autres en eurent l’administration.

Quand ce vint à lendemain, les oncles du roi l’allèrent voir et le trouvèrent moult foible ; et demandèrent comment il avoit reposé ; ses chambellans répondirent et dirent, que petitement, ni il ne se put prendre au repos : « Ce sont povres nouvelles, » répondit le duc de Bourgogne. Adonc se trairent-ils tous trois devers le roi, et jà y étoit venu le duc d’Orléans ; et lui demandèrent comment il lui étoit. Il ne sonna, ni répondit parole, mais les regarda diversement et perdit la connoissance d’eux. Ces seigneurs furent tout ébahis ; et parlèrent ensemble et dirent : « Nous n’avons ci que faire ; il est en très mauvais état ; nous le grévons plus que nous ne lui aidons. Nous l’avons recommandé à ses chambellans et à ses médecins ; cils en soigneront et panseront. Or pensons comment le royaume soit gouverné, car il faut qu’il y ait gouvernement et ordonnance ; autrement les choses iroient