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LIVRE IV.

en la comté de Hainaut entre Cambray et Valenciennes. En laquelle ville il y a une église qui est tenue de l’abbaye de Saint-Wast d’Arras, dont on aoure Saint-Aquaire. Et là git, en fierte moult richement en argent, le corps du benoît saint dessus nommé ; et est requis et visité de moult de lieux, pourtant que les verges sont moult crueuses de frénésie et de derverie. Et pour honorer le saint, envoyé y fut et apporté un homme de cire, en forme du roi de France, et un très beau cierge et grand, et offert moult dévotement et humblement au corps saint, afin qu’il voulsist supplier à Dieu que la maladie du roi, laquelle étoit grande et cruelle, fût allégée. De ce don et offrande il fut grand’nouvelle. Aussi envoya-t-on pareillement à Saint-Hermer à Rouais, lequel saint a le mérite de guérir de toute frénésie. En tous lieux où on savoit corps saint ou corps de saintes, qui eussent grâce et mérite par la vertu de Dieu à guérir de frénésie et de derverie, on y envoyoit ordonnément et dévotement l’offrande du roi.

Quand les nouvelles en furent venues en Angleterre, et que le roi et les seigneurs le sçurent, si en furent grandement troublés ; et par espécial le duc de Lancastre le plaignit moult ; et dit ainsi aux chevaliers et écuyers qui étoient de-lez lui : « Par ma foi ! c’est grand’pitié, car il montroit être homme de grand’emprise et de bonne volonté à bien faire. Et me dit à Amiens, au congé prendre : « Beau cousin de Lancastre, je vous prie chèrement que vous mettez peine et rendez votre diligence que ferme paix soit entre nous et votre neveu d’Angleterre et nos royaumes ; parquoi nous puissions aller à grand’puissance sur le Mora-Baquin[1] qui a conquis le royaume d’Arménie, et qui se met en peine de détruire chrétienté, parquoi notre loi soit exhaussée ; car nous sommes tous tenus de ce faire. » Or est, ce dit le duc de Lancastre, la chose moult retardée ; car jamais n’aura si grand crédence comme il avoit paravant. » — « C’est vérité, répondirent ceux à qui il en parloit ; mais est le royaume de France trop bien conditionné de cheoir en trouble. »

Ainsi se devisoient tous seigneurs et toutes gens ès pays lointains et prochains où la connoissance de la maladie du roi étoit venue et sçue[2] ; et le roi étoit tout coi au chastel de Cray, en la garde des chevaliers dessus nommés, et de maître Guillaume de Harselli, qui en avoit la souveraine cure et administration ; ni nul ne parloit au roi ni n’entroit au chastel, fors ceux qui étoient députés et ordonnés pour lui. À la fois le duc d’Orléans et le duc de Bourbon y venoient pour le voir et visiter, et savoir comment il se portoit ; et les ducs de Berry et de Bourgogne se tenoient à Paris, et n’avoient encore rien fait de nouvel ; mais ils avoient bien en cœur et en propos que ils ouvreroient temprement, et tout par raison, sur aucuns, lesquels ils n’avoient pas bien en grâce, ni leurs consaulx, car ils les avoient trouvés durs, hauts et rebelles en plusieurs manières. Et disoit le duc de Berry : « Cliçon, la Rivière, le Mercier et le Bègue de Vilaines, quand ils furent avec le roi en Languedoc, me ôtèrent et punirent à mort crueusement mon trésorier et bon serviteur Betisac, par envie et mauvaiseté, ni oncques, pour chose que je sçusse ou pusse dire ni faire, je ne le pus ravoir de leurs mains. Or se gardent de moi, car heure viendra que je les payerai de la monnoie pareille. On la forge à tant que on peut. » Aussi le duc de Bourgogne ni ses consaulx ne pouvoient aimer les dessus nommés qui avoient gouverné le roi. Car quand ils avoient à besogner en cour, ils étoient dur reboutés et reculés ; et faisoit-on moult petit pour eux ; dont ils savoient bien parler et murmurer en derrière.

Pour ces jours, la duchesse de Bourgogne qui étoit une crueuse et haute dame, se tenoit à Paris, de-lez la roine de France, et en avoit la souveraine administration ; ni nul ni nulle parloit à la roine fors par le moyen d’elle. Celle dame héoit de tout son cœur messire Olivier de Cliçon pour la cause du duc de Bretagne, car ce duc lui étoit moult prochain de sang ; et en parloit souvent la dame au duc de Bourgogne ; et lui remontroit vivement et clairement que c’étoit grand’deffaute quand on avoit tant porté Olivier de Cliçon à l’encontre d’un si grand prince que son cousin de Bretagne. Le duc de Bourgogne qui étoit sage, froid et imaginatif, et qui sur ses besognes véoit au long, et qui ne vouloit

  1. Mourad-Beg, en français, Amurat.
  2. On peut aussi voir à cet égard les lettres de Pierre Salmon, envoyé de France à la cour d’Angleterre. J’ai publié dans ma collection le récit de son ambassade. J’en ai vu un autre manuscrit très beau à la bibliothèque de Berne.