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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pas ni n’avoit voulu mettre trouble au royaume de France, mais tenir en paix toutes parties tant qu’il pouvoit, ni qui ne vouloit pas, ni n’avoit voulu du temps passé courroucer ces seigneurs, c’est à entendre le roi Charles son frère, ni le roi Charles son neveu, répondoit à sa femme sagement et doucement, et disoit : « Dame, en tout temps fait bel et bon dissimuler. Vérité est que notre cousin de Bretagne est un grand seigneur ; et sa seigneurie et puissance peut trop bien contre le seigneur de Cliçon. On s’en émerveilleroit trop grandement en France, si je faisois jà partie avec lui au seigneur de Cliçon, et à bonne cause ; car le sire de Cliçon dit, montre et met outre que toutes les haines qu’il a à notre cousin de Bretagne sont engendrées pour soutenir l’honneur du royaume de France, où nous avons grand’part ; et ainsi l’entend pareillement commune renommée du royaume de France ; et jusques à ores je n’ai vu nul certain article pour quoi de fait je me sois avancé pour demeurer de-lez notre cousin le duc de Bretagne à l’encontre du seigneur de Cliçon. Si m’en a convenu dissimuler, si je voulois demeurer en la grâce du royaume, où je suis tenu de foi et de serment, trop plus que je ne suis au duc de Bretagne. Or est avenu ainsi, que monseigneur n’est pas en bon point, mais en dur parti, ainsi comme vous savez ; et tout est à l’encontre du seigneur de Cliçon, et sera, et de ceux qui l’ont conseillé, outre nous, mon frère Berry et moi, de aller au voyage où il vouloit outrement aller. La verge est toute cueillie dont ils seront hâtivement battus et corrigés, ainsi que vous verrez et orrez dire de bref, mais que vous veuilliez un petit attendre et souffrir. Dame, dame, il n’est pas saison qui ne paye, ni fortune qui ne tourne, ni cœur courroucé qui ne s’éjouisse, ni réjoui qui n’ait des courroux. Cliçon, la Rivière, le Mercier, Vilaines, Montagu et encore autres, ont mal ouvré, et on leur montrera de bref. » Ainsi et par tels langages réjouissoit à la fois le duc de Bourgogne la duchesse sa femme.

Or avint un jour, et guères ne demeura depuis ces paroles dessus dites, que le duc de Bourgogne et le duc de Berry eurent un parlement secret ensemble, et dirent : « Il nous faut commencer à détruire ceux qui ont déshonoré notre neveu le roi, et qui ont ouvré et joué de lui à leur entente et volonté. Et premièrement nous commencerons au connétable ; c’est le plus grand et qui a le plus de finance. Car il mit en termes et fit testament, l’autre jour quand il fut blessé, de dix-sept cent mille francs. Où diable en a-t-il tant assemblé ? Et si l’en a bien coûté le mariage de sa fille à Jean de Bretagne notre cousin, que il délivra hors de danger et de prison d’Angleterre, deux cent mille ! Et comment y entrerons-nous, tout par point et par raison ? car véez-ci votre neveu d’Orléans qui le porte très grandement ; et aussi font aucuns barons de France. Néanmoins si nous le tenons, nous le démènerons par loi et parlement, lequel nous avons à présent pour nous. » — « C’est vérité, dit le duc de Bourgogne ; la première fois que il viendra parler à moi, et si faut que il vienne dedans demain, je lui montrerai bien, à la recueillette que je lui ferai, que je ne l’ai pas à grâce, ou vous, beau frère de Berry, si premièrement il alloit vers vous. » — « Je le ferai aussi, » dit le duc de Berry. Et se départirent de ce conseil.

Or avint que le sire de Cliçon, qui rien n’y pensoit, mais cuidoit moyennement être assez bien de ces seigneurs, le duc de Berry et le duc de Bourgogne, vint pour l’office de la connétablie, dont il étoit poursuivi d’aucuns chevaliers et écuyers qui en ce voyage du Mans avoient été, et vouloient avoir argent ; car encore n’en avoient-ils point eu ; et les envoyoit le chancelier de France, aussi faisoit le trésorier devers lui pour eux délivrer ; et vint, si comme je vous dis, à une relevée[1], le connétable à l’hôtel d’Artois à Paris pour remontrer l’état de ces besognes au dit duc de Bourgogne et non à autrui ; car jà lui étoit baillée et délivrée la charge du gouvernement du royaume. Quand il fut venu à l’hôtel d’Artois, il et ses gens, planté n’en y avoit-il mie, ils entrèrent en la cour, car le portier leur ouvrit la porte ; et descendirent de leurs chevaux. Le connétable monta les degrés de la salle, lui et un écuyer tant seulement, et les autres l’attendirent bas en la cour. Quand le connétable fut en la salle, il trouva deux des chevaliers du duc. Si leur demanda en quel point le duc étoit, et si il pourroit parler à lui : « Sire, répondirent les chevaliers, nous ne savons ; mais nous le saurons tantôt. Demeurez-ci. » Ils entrèrent en la chambre du duc et le trou-

  1. Dans la soirée.