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LIVRE IV.

vèrent assez à loisir, car il gengloit à un héraut qui venoit, ce disoit-il, d’une fête qui s’étoit tenue en Allemagne. Les chevaliers rompirent ces paroles, car ils dirent ainsi : « Monseigneur, véez-cy messire Olivier de Cliçon en celle salle. Et vient, à ce qu’il nous a dit pour parler à vous, si c’est votre aise. » — « De par Dieu ! dit le duc, on le fasse venir avant, nous avons assez loisir maintenant pour parler à lui et savoir que il veut dire. » L’un des chevaliers issit hors de la chambre et appela le connétable, et lui dit : « Sire, venez outre, monseigneur vous mande. » Le connétable passa avant. Quand le duc le vit, si mua couleur trop grandement ; et se repentit en soi de ce que il l’avoit fait venir, quoique il eût bien désir et affection de parler à lui. Le connétable ôta son chaperon de son chef et inclina le duc de Bourgogne, et dit : « Monseigneur, je suis ci venu par devers vous, pour savoir de l’état et gouvernement du royaume, comment on s’en voudra chevir ; car pour mon office je suis tous les jours poursuivi et demandé ; et pour le présent, vous et monseigneur de Berry en avez le gouvernement. Si m’en vueillez répondre. » Le duc de Bourgogne répondit assez fellement et dit : « Cliçon, Cliçon, vous ne vous avez que faire d’ensonnier de l’état du royaume, car sans votre office il sera bien gouverné. À la male-heure vous en soyez-vous tant ensonnié ! Où diable avez-vous tant assemblé ni recueilli de finance, que naguères vous fîtes testament et ordonnance de dix-sept cent mille francs ? Monseigneur et beau frère de Berry ni moi, pour toute notre puissance à présent n’en pourrièmes tant mettre ensemble. Partez de ma présence ; issez de ma chambre, et faites que plus je ne vous voie ; car si ce n’étoit pour l’honneur de moi, je vous ferois l’autre œil crever. » À ces mots, le duc se départit de lui et laissa le seigneur de Cliçon tout coi. Lequel issit hors de la chambre, baissant le chef et tout pensif, ni nul ne lui fit convoi. Et passa parmi la salle et l’avala tout jus ; et vint à la cour ; et monta à cheval, et se départit avecques ses gens ; et se mit en chemin à la couverte et retourna à son hôtel.

Quand le sire de Cliçon fut revenu à son hôtel, il eut mainte pensée et imagination en soi-même, pensant et imaginant quel chose il feroit ; et connut tantôt que les choses iroient mal ; et ne savoit à qui parler ni découvrir ses besognes, car le duc d’Orléans étoit à Cray. Néanmoins si il fût à Paris, si n’avoit-il nulle puissance de le sauver ni garder ; et se douta trop fort que de nuit le duc de Bourgogne ne le fît prendre et efforcer son hôtel ; et n’osa attendre celle aventure ; mais ordonna tantôt toutes ses besognes ; et dit à aucuns de ses varlets ce qu’il vouloit faire ; et sur le soir il se départit lui troisième, et vida son hôtel par derrière, et issit de Paris par la porte Saint-Antoine, et vint au pont à Charenton passer la Seine, et chevaucha tant que il se trouva en un sien chastel à sept lieues de Paris[1], que on dit le Mont-le-Héry, et là se tint tant que il ouït autres nouvelles.

Ce propre jour que le duc de Bourgogne avoit ainsi ravalé de parole le connétable de France, le duc de Berry et lui se trouvèrent, car ils vinrent au palais pour parler ensemble des besognes qui touchoient et appartenoient au royaume de France. Si conta le duc de Bourgogne à son frère de Berry comment il avoit parlé et ravalé Cliçon. Le duc de Berry répondit et dit : « Vous avez bien fait ; par aucune voie faut-il entrer en eux ; car vraiment, il, le Mercier, la Rivière et Montagu ont dérobé le royaume de France ; mais le temps est venu que ils remettront tout arrière et y laisseront les vies, qui m’en voudra croire. »

Je ne sais comment il en avint, ni qui ce fut ; mais ce propre soir que le connétable issit de Paris, Montagu s’en partit aussi tout secrètement par la porte Saint-Antoine, et prit le chemin de Troyes en Champagne et de Bourgogne ; et dit qu’il ne séjourneroit ni arrêteroit nulle part, si se trouveroit en Avignon ; et jà y avoit envoyé une partie de ses finances, et si en avoit laissé à sa femme aucune chose pour tenir son état courtoisement ; car bien véoit et connoissoit, puisque le roi avoit perdu son sens, que les choses iroient mal, car les ducs de Berry et de Bourgogne ne parloient mais à lui.

Messire Jean le Mercier eût volontiers ainsi fait, si il pût ; mais on avoit jà mis sur lui gardes, que rien, sans sçu, n’issoit de son hôtel ; et ce que au devant il avoit sauvé lui vint depuis bien à point quand il le trouva, car tout ce qu’on put tenir, avoir ni trouver du sien, fut attribué aux ducs de Berry et de Bourgogne. Il lui fut fait

  1. Mont-Lhéry n’est qu’à six lieues de Paris.