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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/175

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LIVRE IV.

de Mont-le-Héry, il lui fut dit de par le duc de Berry et le duc de Bourgogne : « Départez-vous, Barrois, demain le bon matin et chevauchez jusques à Anveaux. On nous a dit que le sire de la Rivière y est : chalengez-le de par nous et de par le conseil du roi, et l’ayez tel que vous nous en rendez bon compte, quand nous le vous demanderons. » Il répondit : « Messeigneurs, volontiers. » Et chevauchèrent lendemain lui et sa route et vinrent à Anveaux, une très belle forteresse séant auprès Chartres, que le sire de la Rivière tenoit ; et l’avoit prise en mariage avecques la dame d’Anveaux sa femme ; et avoit ledit chastel et toute sa terre trop grandement amendé ; et moult étoit aimé de ses hommes en sa terre, car il ne vouloit que tout bien et loyauté.

Les commissaires de par les seigneurs dessus nommés vinrent à Anveaux et firent ce dont ils étoient chargés ; et trouvèrent le seigneur de la Rivière, sa femme et ses enfans. Le seigneur de la Rivière n’attendoit autre chose que ces vegilles[1], car jà lui avoit-on dit que messire Jean le Mercier et le comte de la Ribedée tenoient prison, et que le connétable étoit parti et fui hors de Mont-le-Héry, et trait, quelque part que ce fût, à sauveté ; et lui avoit-on dit : « Sire, sauvez votre corps ; car les envieux ont à présent contre vous règne pour eux. » Il avoit répondu à ces paroles, et dit ainsi : « Ici et autre part suis-je en la volonté de Dieu, je me sens pur et net. Dieu m’a donné ce que j’ai, et il le me peut ôter quand il lui plaît ; la volonté de Dieu soit faite. J’ai servi le roi Charles de bonne mémoire et le roi Charles son fils à présent, bien et loyaument. Mon service a été bien connu d’eux et le me ont grandement rémunéré. Je oserai bien, sur ce que j’ai fait, servi et travaillé à leur commandement pour les besognes du royaume de France, attendre le jugement de la chambre de parlement de Paris. Et si on trouve en tous mes faits chose où rien ait à dire, je sois puni et corrigé ! »

Ainsi disoit et avoit dit le sire de la Rivière à sa femme et à ceux de son conseil en devant ce que les commissaires des seigneurs dessus nommés vinssent à Anveaux. Quand on lui dit : « Monseigneur, véez-ci tels et tels ; et viennent à main armée voulant entrer céans ; que dites-vous ? Ouvrirons-nous la porte ? » Dit-il : « Quoi donc ! ils soient les très bien venus ! » Et à ces mots il même vint à l’encontre d’eux, et les recueillit un et un moult honorablement ; et tout en parlant à eux, il et eux et toutes leurs gens entrèrent en la salle du chastel d’Anveaux. Quand ils furent tous venus, là s’arrêtèrent ; et adonc le Barrois des Barres, un moult doux et gentil chevalier, fit de cœur courroucé, et bien le montra, l’arrêt sur le seigneur de la Rivière, ainsi que chargé lui étoit et que faire le convenoit. Le sire de la Rivière le tint pour excusé et obéit. Autrement ne le pouvoit-il faire ni vouloit. Si demeura prisonnier en son chastel d’Anveaux même. Vous devez bien croire et savoir que la dame étoit moult déconfortée et fut, quand elle vit ainsi la fortune tournée, et reverser son seigneur et mari, et avec ce se doutoit trop fort de la conclusion.

Ainsi fut le sire de la Rivière prisonnier en son chastel d’Anveaux. Guères de temps ne demeura depuis que il fut envoyé quérir par les dessus dits, qui avoient le gouvernement de la temporalité et aussi de l’espirituel ; car cil, qui pape Clément s’escripsoit, n’avoit rien au royaume de France fors par ces deux qui gouvernoient le dit royaume. Et fut amené à Paris et mis au chastel du Louvre. Moult de gens parmi le royaume en avoient pitié, et si n’en osoient parler fors en derrière. Encore ne faisoit-on point si grand compte de la tribulation de messire Jean le Mercier que de celle du seigneur de la Rivière, car le sire de la Rivière avoit toujours été doux, courtois, débonnaire et patient aux povres gens, et à cils et celles bon moyen qui avoient à besogner et qui ne pouvoient avoir audience. On disoit tous les jours parmi la ville et cité de Paris que on leur trancheroit les têtes ; et couroit par aucuns, non mie par tous, un esclandre et une renommée pour eux plus grever, que ils étoient traittours contre la couronne de France ; et avoient exurpé, emblé et demucé les grands profits du royaume de France, dont ils avoient tenu leurs grands états, fait maisons, chastels et beaux édifices ; et les povres chevaliers et écuyers, qui avoient exposé leurs corps et leurs membres ès armes, et servi le royaume de France, et vendu et alloué[2]

  1. Gardes.
  2. Aliéné.