Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
170
[1392]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

leurs héritages, en servant, n’avoient pu être au temps passé payés, tant par messire Olivier de Cliçon que par ces deux ; et aussi par Montagu qui s’en étoit fui. Les envieux et haineux les condamnoient et jugeoient à mort ; et en furent en trop grand’aventure ; et fut dit que sur eux il étoit tout prouvé que ils avoient pleinement conseillé le roi de France à aller au Mans et pour entrer en Bretagne ; et l’avoient mis en la maladie et en la frénésie où il étoit, par donner à boire poisons appropriés à leur volonté. Et couroit commune renommée que les médecins, qui avoient le roi à gouverner, n’en pouvoient ni avoient pu toute la saison jouir ni user pour eux.

Tant fut proposé à l’encontre d’eux, du seigneur de la Rivière et de sire Jean le Mercier, que ils furent ôtés du Louvre et livrés au prévôt du chastelet de Paris et mis au chastel de Saint-Antoine, en la garde du vicomte d’Ascy, qui pour le temps en étoit chastelain. Quand ils furent là mis, et que on le sçut de vérité, donc s’efforça renommée à courir et voler partout que ils seroient exécutés à mort. Mais au voir dire et parler par raison, ils n’eurent oncques ce jugement ni arrêt contre eux ; ni cils, qui à juger les avoient, ne pouvoient trouver en conscience que il dussent mourir. Si en étoient-ils tous les jours, pour eux contrarier, assaillis ; et disoit-on ainsi : « Pensez pour vos âmes, car vos corps sont perdus ; vous êtes jugés à mourir et à être décolés. »

En celle peine et douleur que je vous dis ils furent un grand temps ; toutes voies le Bègue de Vilaines, un très grand chevalier et vaillant homme en armes du pays de Beauce, lequel étoit amis de leur même fait et inculpé, fut si bien aidé, et eut tant de bons amis, que il fut délivré hors de prison, et eut pleine remission de toutes choses. Mais à l’issir hors de prison et à sa délivrance, ceux de son lignage, messire le Barrois et autres, lui dirent que il s’ordonnât et s’en allât jouer en Castille, car là tenoit-il bel héritage et bon de par sa femme la comtesse de la Ribedée. Si comme il fut conseillé, il s’ordonna et appareilla du plutôt qu’il put, et se départit de France, et s’en alla en Castille ; et les deux autres dessus nommés demeurèrent en prison, et au péril et danger de perdre leurs vies.

Tous les biens, meubles et non meubles, héritages et autres possessions que messire Jean le Mercier avoit dedans Paris et dehors au royaume de France, où on put la main mettre, tout fut pris, ainsi comme biens tollus et ôtés acquis et forfaits, et tout donné à autrui. Sa belle maison du Port au Louvien au diocèse de Laon, qui tant lui avoit coûté, lui fut ôtée et donnée au seigneur de Coucy ; et toutes les appendances, terres, rentes et possessions, qui au manoir et à la dite ville appartenoient, je ne sais si ce fut à sa requête ou demande, il en fut ahérité pour lui et pour son hoir.

D’autre part, le sire de la Rivière fut trop dur mené. Vérité est que de son meuble, là où on le put avoir, on lui ôta tout, et les terres et héritages, lesquels il avoit acquis et achetés ; réservé on laissa à sa femme, la dame d’Anveaux, tous les héritages lesquels venoient de son côté, de père et de mère. Avec tout ce, il avoit une jeune fille, belle damoiselle et gente en l’âge de dix ans, laquelle fille avoit épousé par conjonction de mariage un jeune fils, qui s’appeloit Jacques de Chastillon, fils à messire Hue de Chastillon, qui jadis fut maître des arbalêtriers de France ; et étoit ce fils héritier de son père, et tenoit grands héritages et beaux ; et étoit encore taillé d’en plus tenir ; et jà chevauchoit-il et avoit plus d’un an chevauché avec son grand seigneur le seigneur de la Rivière ; mais nonobstant toutes ces choses, et outre la volonté de l’enfant, on le démaria de la fille au seigneur de la Rivière ; et fut remarié ailleurs, là où il plut au seigneur de Bourgogne et à ceux de la Tremoille, qui pour le temps de lors menoient la tresche[1].

Encore outre, le seigneur de la Rivière avoit un fils, jeune écuyer et son héritier. Ce fils étoit marié à la fille du comte de Damp-Martin ; et n’avoit le dit comte plus d’enfans, ni n’étoit taillé que jamais n’en dut avoir. Et étoit la fille son héritière. On les voult démarier et mettre la fille ailleurs plus hautement assez, mais le comte de Damp-Marlin, comme vaillant prud’homme, alla au devant ; et dit bien, et le tint que, tant que le fils au seigneur de la Rivière auroit vie au corps, sa fille n’auroit autre mari, pour homme qui en put parler ou traiter ; et

  1. Danse.