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LIVRE IV.

outre, si on faisoit à l’enfant violence pour abréger sa vie, sa fille n’auroit jamais mari ; et mettroit son héritage en si dures mains que ceux qui voudroient avoir son droit sans cause, par fraude ou par envie, ne l’en pourroient ôter. Quand on vit la bonne volonté du comte de Damp-Martin et ses défenses, on le laissa en paix ; et demeura le mariage, et les deux enfans ensemble. Mais le premier dont je vous ai parlé se rompit ; et en dispensa le pape Clément, voulsist ou non, car pour lors au royaume de France il n’avoit autre puissance que celle que on lui donnoit et consentoit à avoir, tant étoit l’église sujette et vitupérée par le schisme et ordonnance de ceux qui gouverner la devoient.

Moult de peuple, par espécial parmi le royaume de France et ailleurs, excusoient le gentil seigneur de la Rivière de toutes ces amisses, voire si excusation vaulsist rien, mais nennil ; ni nul, quel qu’il fût, ni comme clair qu’il vît en la matière, n’en osoit parler ni ouvrir la bouche, fors tant seulement cette vaillante jeune dame, madame Jeanne de Boulogne duchesse de Berry. Trop de fois la bonne dame s’en mit à genoux aux pieds de son mari le duc de Berry, et lui disoit en priant à mains jointes : « Ha, monseigneur ! à tort et à péché, vous vous laissez des ennemis et haineux informer diversement sur ce vaillant chevalier prud’homme, le seigneur de la Rivière. On lui fait purement tort, ni nul n’ose parler pour lui, fors moi : je veuil bien que vous sachez que, si on le fait mourir, je n’aurai jamais joye, mais trouverai tous les tours que je pourrai pour être en tristesse et en douleur, car il est, où qu’il soit, très loyal chevalier, sage et vaillant prud’homme. Ha, monseigneur ! vous considérez petitement les beaux services que il vous a faits, et les peines et travaux qu’il a eus, pour vous et moi mettre ensemble par mariage. Je ne dis pas que je le vaille, car je suis une petite dame à l’encontre de vous ; mais vous, qui me vouliez avoir, vous aviez à faire à trop dur et avisé seigneur monseigneur de Foix, en qui garde et gouvernement j’étois pour lors. Et si le gentil chevalier le sire de la Rivière, et ses douces paroles et sages traités, n’eussent été, je ne fusse pas en votre compagnie, mais fusse pour le présent en Angleterre ; car le duc de Lancastre me vouloit avoir pour son fils le comte de Derby. Et plus s’y inclinoit monseigneur de Foix assez que il ne faisoit à vous. Très cher sire, il vous doit bien souvenir de toutes telles choses, car elles sont véritables. Si vous prie humblement et en pitié que le gentil chevalier, qui si doucement m’amena pardeçà, n’ait nul dommage de son corps ni de ses membres. »

Le duc de Berry, qui véoit sa femme jeune et belle et qui l’aimoit de tout son cœur, et qui bien savoit qu’elle disoit et montroit toute vérité, amollioit grandement son cœur, qu’il avoit dur et haut sur le seigneur de la Rivière ; et pour apaiser sa femme, car il véoit bien qu’elle parloit et prioit de grand cœur, et lui disoit : « Dame, si Dieu m’aist à l’âme, je voudrois par espécial que il m’eût coûté vingt mille francs, et la Rivière ne se fût oncques forfait envers la couronne de France, car en devant cette avenue de la maladie de monseigneur, je l’aimois bien, et tenois pour un sage et pourvu chevalier ; et puisque vous en parlez, et priez si acertes, je ne vous voudrois pas courroucer. À votre prière et parole il en vaudra grandement mieux ; et y ferai plus pour vous, si avant que ma puissance s’y pourra étendre, que si tous ceux du royaume de France en parloient et prioient » — « Monseigneur, répondit la dame, si Dieu plaît, je m’en apercevrai ; et vous ferez bien et aumône ; et je crois que le gentil chevalier et vaillant prud’homme n’a nulle avocate fors moi. » — « Vous dites vérité, disoit le duc de Berry ; et quand vous vous en voulez ensonnier, il doit suffire. »

Ainsi se apaisoit la dame sur les paroles de son seigneur et mari le duc de Berry, et quand il et le duc de Bourgogne et les consaux parloient ensemble, c’étoit tout troublé ; et n’est nulle doute, si la bonne dame n’eût été, et si acertes n’y eût entendu, il eût été mort. Mais pour l’amour d’elle on s’en dissimula ; et valut messire Jean le Mercier très grandement mieux de la compagnie du seigneur de la Rivière, pourtant qu’ils étoient pris et accusés d’un même fait. Ni on n’avoit point conscience ni conseil de faire mourir l’un sans l’autre.

Vous devez savoir, quel detriance qu’il y eut ni que on leur fit, ils n’étoient pas en prison bien assurés, car ils sentoient que pour le présent ils avoient trop d’ennemis, et ces ennemis étoient en leur règne et en leur puissance ; et