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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/178

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

moult courroucés étoient, si amender le pussent, de ce que on les gardoit tant. Messire Jean le Mercier, en la prison où il étoit au chastel de Saint-Antoine, continuellement pleuroit, si soudainement et de si grand’affection, que sa vue en fut si foûlée et affaiblie, qu’il en fut sur le point d’être aveugle ; et étoit grand’pitié à le voir et ouïr lamenter.

Entrues que ces deux chevaliers étoient en ce danger et en prison, et furent plus d’un an, ni on ne savoit à dire quelle fin ils prendroient, on entendit de tous points au seigneur de Cliçon, pour le dégrader et ôter de son honneur et office. Et plus volontiers on l’eut tenu que nul des autres, mais il s’en garda bien ; si fit que sage ; car si on l’eût tenu, il étoit tout ordonné qu’il eût eu jugement contre lui pour le faire mourir sans remède, et tout par envie et par haine et pour complaire à son adversaire le duc de Bretagne, qui oncques ne fit bien au royaume de France.

Quand les seigneurs virent que il leur étoit échappé, on trouva le conseil sur autre forme ; et fût demené en la manière que je vous dirai. Il fut ajourné à venir en chambre de parlement à Paris, pour ouïr droit et répondre aux articles dont on l’accusoit, sur peine de perdre honneur et le royaume de France et l’office de la connétablie ; et furent envoyés commissaires, à ce députés et ordonnés de par ceux de la chambre de parlement, en Bretagne pour parler à lui, et faire arrêt et ajournement sur lui de main mise. Ceux qui envoyés y firent s’acquittèrent bien de chevaucher jusques en Bretagne et d’aller ès forteresses, et demander ès villes de messire Olivier de Cliçon quelle part il étoit ; et disoient : « Nous sommes ci-envoyés de par le roi notre sire et le conseil pour parler à monseigneur le connétable, si le nous enseignez, tant que l’ayons vu et parlé à lui et que nous ayons fait notre message. » Les hommes de la ville et des châteaux de Bretagne tenables du dit connétable, aux quels ils s’adressoient, répondoient et disoient ainsi, comme tous garnis et avisés de répondre : « Vous soyez les bien-venus. Et certainement si nous voulions parler à monseigneur le connétable, nous irions en tel lieu. Car là nous le cuiderions trouver sans nulle faute. » Ainsi, de ville en ville et chastel en chastel, les commissaires alloient, demandant messire Olivier de Cliçon, et trouver ne le pouvoient, ni autres nouvelles n’en ouïrent ; et tant le quirent et demandèrent sans parler à lui qu’ils se tannèrent et se mirent au retour ; et vinrent à Paris, où ils firent certaine relation à leurs maîtres de tout ce que ils avoient vu et trouvé, et comment à l’encontre d’eux le connétable s’étoit demucé et ses gens dissimulés.

Vous devez savoir que ceux qui l’accusoient et qui condamner le vouloient ne voulsissent pas qu’il se fût autrement gouverné : « car or à primes, ce disoient-ils, en auroient pleinement raison, et seroit demené selon ce qu’il avoit desservi. »

On donna à messire Olivier de Cliçon, par ordonnance de parlement, fut tort ou droit, tous ses ajournemens, afin que ceux qui l’aimoient ne pussent point dire ni proposer que par envie ni haine on l’eût forcé ; et quand toutes les quinzaines furent accomplies, et que on vit que de lui on n’auroit ni orroit nulles nouvelles, et qu’il eut été appelé généralement à l’huis de la chambre de parlement et ensuite publiquement à la porte du palais et aux degrés et à la porte de la cour du palais, et que on lui eut donné toutes ses solemnités et que nul ne répondoit pour lui, il eut arrêt en parlement contre lui trop cruel, car il fut banni du royaume de France comme faux, mauvais et traître contre la couronne de France, et jugé à cent mille marcs d’argent pour les extorsions que induement et frauduleusement du temps passé, son office faisant de la connétablie, il avoit faits, tant à la chambre aux deniers comme d’autre part, et à perdre perpétuellement et sans espoir jamais du revenir l’office de la connétablie. À telle sentence rendre fut mandé le duc d’Orléans, et prié qu’il y voulsist être, mais point il n’y voult venir et se execusa. Mais les ducs de Berry et de Bourgogne y furent et grand’foison des barons du royaume de France.

Or regardez des œuvres de fortune comme elles vont, et si elles sont peu fermes et estables, quand ce vaillant homme et bon chevalier, et qui tant avoit travaillé pour l’honneur du royaume de France, fut ainsi demené et vitupereusement dégradé d’honneur et de chevance. Oncques homme ne fut plus heureux de ce que point ne vint à ses ajournemens ; car si il y eût été, il étoit tout ordonné, on lui eût honteusement tollu la vie ; ni pour lors le duc d’Orléans n’en