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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/183

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LIVRE IV.

fut par un mardi devant la Chandeleur, sur le soir, il fit pourvoir six cottes de toile et mettre à part dedans une chambre, et porter et semer sus delié lin, et les cottes couvertes de delié lin en forme et couleur de cheveux. Il en fit le roi vêtir une ; et le comte de Join[1], un jeune et très gentil chevalier, une autre ; et mettre très bien à leur point ; et ainsi une autre à messire Charles de Poitiers, fils au comte de Valentinois[2] ; et à messire Yvain de Galles, le bâtard de Foix, une autre ; et la cinquième au fils du seigneur de Nantouillet, un jeune chevalier ; et il vêtit la sixième. Quand ils furent tous six vêtus de ces cottes qui étoient faites à leur point, et ils furent dedans enjoins et cousus, ils se montroient être hommes sauvages, car ils étoient tous chargés de poil, du chef jusques à la plante du pied[3].

Cette ordonnance plaisoit grandement bien au roi de France, et en savoit à l’écuyer qui avisée l’avoit grand gré ; et se habillèrent de ces cottes si secrètement en une chambre, que nul ne savoit de leur affaire fors eux-mêmes, et les varlets qui vêtus les avoient. Messire Yvain de Foix, qui de la compagnie étoit, imagina bien la besogne et dit au roi : « Sire, faites commander bien acertes que nous ne soyons approchés de nulles torches, car si l’air du feu entrât en ces cottes dont nous sommes déguisés, le poil happeroit l’air du feu, si serions ars et perdus sans remède et de ce je vous avise ! » — « En nom Dieu, répondit le roi à Yvain, vous parlez bien et sagement, et il sera fait. » Et de là endroit le roi défendit aux varlets et dit : « Nul ne nous suive ! » Et fit la venir le roi un huissier d’armes qui etoit à l’entrée de la chambre et lui dit : « Va-t’en à la chambre où les dames sont, et commande de par le roi que toutes torches se traient à part et que nul ne se boute entre six hommes sauvages qui doivent là venir. » L’huissier fit le commandement du roi moult étroitement, que toutes torches et torchins, et ceux qui les portoient, se missent en sus au long près des parois[4], et que nul n’approchât les danses, jusques à tant que six hommes sauvages qui là devoient venir seroient retraits. Ce commandement fut ouï et tenu ; et se trairent tous ceux qui torches portoient à part ; et fut la salle délivrée, que il n’y demeura que les dames et damoiselles, et les chevaliers et écuyers qui dansoient. Assez tôt après ce, vint le duc d’Orléans et entra en la salle ; et avoit en sa compagnie quatre chevaliers et six torches tant seulement, et rien ne savoit du commandement qui fait avoit été, ni des six hommes sauvages qui devoient venir ; et entendit à regarder les danses et les dames, et il même commença à danser. Et en ce moment vint le roi de France, lui sixième seulement, en l’état et ordonnance que dessus est dit, tout appareillé comme homme sauvage, et couvert de poil de lin aussi délié comme cheveux du chef jusques au pied. Il n’étoit homme ni femme qui les pût connoître, et étoient les cinq attachés l’un à l’autre, et le roi tout devant qui les menoit à la danse.

Quand ils entrèrent en la salle, on entendit tant à eux regarder qu’il ne souvint de torches ni de torchins. Le roi, qui étoit tout devant, se départit de ses compagnons, dont il fut heureux ; et se trait devers les dames pour lui montrer, ainsi que jeunesse le portoit. Et passa devant la roine, et s’en vint à la duchesse de Berry qui étoit sa tante et la plus jeune. La duchesse par ébattement le prit et voult savoir qui il étoit ; le roi étant devant elle ne se vouloit nommer. Adonc dit la duchesse de Berry : « Vous ne m’échapperez point ainsi, tant que je saurai votre nom. » En ce point avint le grand meschef sur les autres, et tout par le duc d’Orléans qui en fut cause, quoique jeunesse et ignorance lui fit faire ; car si il eût bien présumé et considéré le meschef qui en descendit, il ne l’eût fait pour nul avoir. Il fut trop en volonté de savoir qui ils étoient. Ainsi que les cinq dansoient, il approcha la torche, que l’un de ses varlets tenoit devant lui, si près de lui que la chaleur du feu entra au lin. Vous savez que en lin n’a nul remède et que tantôt il est enflambé. La flamme

  1. Joigny.
  2. Le moine de Saint-Denis l’appelle Aymery de Poitiers.
  3. Le moine anonyme de Saint-Denis dit que « C’était une coutume pratiquée en divers lieux de la France, de faire impunément mille folies au mariage des femmes veuves, et d’emprunter avec des habits extravagans la liberté de dire des vilenies au mari de l’épousée. » Voilà pourquoi le roi et ses cinq compagnons se déguisèrent en satyres et dansèrent des danses lascives en présence de toute la cour. « Le roi et la reine, ajoute le moine de Saint-Denis, étaient un peu trop indulgens à leurs plaisirs. »
  4. Murs.