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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/21

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LIVRE IV.

Bourgogne étoit telle que hâtivement il parsieuveroit son neveu et seroit en Avignon de-lez lui. Et sur cel état il se départit de Dijon, quand il eut pris congé aux dames et damoiselles. Ainsi se départit le roi après toutes ces fêtes, et exploita tant par ses journées que il vint à Ville-Neuve de-lez Avignon, où son hôtel royal étoit appareillé pour lui. Et là étoient les cardinaux, cil d’Amiens, cil d’Aigresnel, cil de Saint-Marcel, cil de Chastelneuf, et plus de treize qui allèrent sur les champs à l’encontre de lui et furent tous réjouis de sa venue.

Le duc de Berry étoit jà venu et logé en Avignon au palais du pape, mais il vint à Ville-Neuve encontre le roi son neveu, et se logea en la livrée d’Arras, que on dit à Montais au chemin de Montpellier. Le duc de Bourgogne arriva le lendemain que le roi fut venu à Ville-Neuve, par la rivière du Rhône, car il étoit entré en une grosse barge à Lyon sur le Rhône. Et furent le roi et les quatre ducs tous ensemble à Ville-Neuve. Si eurent conseil et volonté de passer outre le pont d’Avignon et aller voir le pape au palais. Si s’ordonnèrent sur ce ; et sur le point de neuf heures du matin passa le roi de France le pont d’Avignon, accompagné de son frère et de ses trois oncles, et de douze cardinaux, et s’en vint au palais. Et l’attendoit cil qui se nommoit pape Clément, en la chambre du consistoire, séant en une chaire pontificalement en sa papalité. Quand le roi fut venu si avant que en la vue du pape, il l’inclina, et quand il fut venu jusques à lui le pape se leva. Le roi de France le baisa en la main et en la bouche[1]. Le pape s’assit et fit seoir le roi de-lez lui sur un siége, lequel on avoit ordonné tout propre pour lui[2] : puis se assirent les quatre ducs, quand ils eurent fait la révérence au pape séant, qu’ils baisèrent en la main et en la bouche ; et séoient les quatre ducs entre les cardinaux.

Après toutes ces révérences et bien-venues, il fut heure de dîner. Si se retrairent devers la grande chambre du pape et la salle où les tables étoient mises et dressées. On lava. Le pape s’assit tout seul à sa table et tint son état. Le roi s’assit aussi dessous lui à une autre table, et tout seul. Les cardinaux et les ducs s’assirent tous par ordonnance. Si fut le dîner bel et long et bien étoffé. Après ce dîner, et vin et épices pris, la chambre du roi au palais étoit ordonnée et appareillée ; si se retrait le roi et les quatre ducs. Chacun avoit sa chambre toute parée et ordonnée dedans le palais. Si se retrait chacun en son lieu, et là se tinrent le plus de jours que ils séjournèrent en Avignon. Au cinquième jour que le roi de France fut venu et entré en Avignon, vint le jeune comte de Savoie, cousin germain du roi et neveu au duc de Bourbon. Si fut le roi moult réjoui de sa venue ; car bien l’avoit vu l’autre jour le roi, quand il passa à Lyon sur le Rhône et lui avoit dit que il le vînt voir en Avignon, si comme il fit. Le roi de France et le duc de Touraine son frère, et le comte de Savoie, qui étoient jeunes et de léger esprit, quoique ils fussent logés de-lez le pape et les cardinaux, si ne se pouvoient-ils tenir ni ne vouloient aussi que toute nuit ils ne fussent en danses, en caroles et en ébattemens avec les dames et les damoiselles d’Avignon ; et leur admtnistroit leurs reviaulx le comte de Gennève, lequel étoit frère du pape. Si fit et donna le roi de France moult de largesses et de dons aux dames et damoiselles d’Avignon, tant que toutes s’en louoient.

Vous devez savoir que le pape et tous les cardinaux furent moult réjouis en ces jours de la venue du jeune roi de France ; et bien y avoit raison que ils le fussent, car sans l’amour du roi leur affaire étoit petite. Et bien considéroient et devoient considérer que de tous les rois chrétiens ils n’avoient nul obédient à eux, si ce n’étoit par la faveur, amour et alliance du roi de France. Voire est que le roi d’Espaigne et le roi d’Escosse obéissoient, et le roi d’Arragon s’étoit nouvellement déterminé ; mais la détermination avoit fait la roine Yolande de Bar, qui cousine germaine au roi de France étoit ; autrement il n’en eût rien été, car en devant le roi d’Arragon le père et tous les royaumes se tenoient neutres. Or regardez doncques si le pape et les cardinaux devoient bien conjouir le roi de France et son conseil, quand toute leur puissance et le profit de quoi ils vivoient et tenoient leurs états venoient de cette chose.

Le roi de France fut avec le pape et les cardi-

  1. Les grandes Chroniques disent : Et lui fit le roi la révérence qu’il appartenoit comme fils de l’Église, en mettant un genouil à terre, baisant le pied, la main et la bouche. (Grandes Chroniques, feuille lix, verso. Règne de Charles VI.)
  2. Mais moins haut et moins paré que celui du pape ; selon l’Anonyme de Saint-Denis et les grandes Chroniques.