Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
16
[1389]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

naux, si comme je vous recorde, je ne sais quants jour[1] en joie, en reviaulx et en ébattemens ; et au joyeux avénement du roi le pape fit grâce ouverte à tous les clercs étant en cour et un mois à venir, et donna nominations au roi sur tous les colléges cathédraux et autres collégiaux ; et sur chacun collége deux provendes d’expectation[2] ; et réserva toutes grâces en devant faites ; et vouloit que les grâces du roi procédassent, ainsi comme elles firent : donc moult de clercs du roi furent pourvus par ces grâces. Pareillement il en donna aussi au duc de Touraine, au duc de Berry, au duc de Bourgogne et au seigneur de Coucy ; et furent toutes expectations retardées qui avoient au devant été faites et données. Et étoit le pape si courtois et si large pour l’amour de la venue du roi que nul ne s’en alloit éconduit.

Quand le roi de France se fut ébattu de-lez le pape et tenu au palais environ huit jours, et que le pape à grand loisir lui eut remontré toutes ses besognes, et bien lui donnoit à entendre par ses paroles, et se complaignoit grandement de l’antipape de Rome, qui lui empêchoit son droit et mettoit le trouble et le différend en l’église, le roi s’inclinoit bien à ce que pour y pourvoir ; et promit de bonne volonté adonc au pape Clément, lui retourné en France, que il n’entendroit à autre chose si auroit mis l’église à un. Sur ses paroles se conforta grandement le pape. Le roi de France prit congé de lui et s’en retourna à Ville-Neuve, et aussi firent son frère et ses oncles, et là un jour donna-t-il à dîner à tous les cardinaux et au comte de Gennève frère du pape. Ce dîner fait, il prit congé à eux et dit que à lendemain il chevaucheroit vers Montpellier, et les remercia grandement des révérences que ils lui avoient faites. Les cardinaux retournèrent en Avignon.

Ordonné fut du conseil du roi que il se départiroit au matin, son frère et le duc de Bourbon en sa compagnie ; et prit congé à ses oncles le duc de Berry et le duc de Bourgogne ; et leur dit que ils retourneroient en leur pays et que ils n’avoient que faire avecques lui pour cette fois, car il vouloit aller jusques à Toulouse, et là mander et voir le comte de Foix. Ses oncles se contentèrent moult bien de ce, car pour lors le conseil du roi étoit si grand que Berry ni Bourgogne n’y avoient nulle voix ni audience fors que des menues choses. Et jà avoit-on ôté le gouvernement de la Languedoc et remis par membres et par sénéchaussées au profit du roi, dont le pays des marches de Carcassonne, de Beziers, de Narbonne, de Fougans, de Bigorre, de Toulouse étoit tout réjoui ; car voirement, du temps passé, avoit-il été trop fort ennuyé et travaillé des tailles que le duc de Berry y avoit mises et assises, si comme je vous déclarerai assez prochainement, car la matière le demande.

Quand le duc de Berry et le duc de Bourgogne virent que le roi s’ordonnoit ainsi d’aller vers Montpellier et pour visiter la Languedoc et les mettre derrière, et ne les vouloit point mener avecques lui, si en furent tous mélancolieux, mais sagement s’en dissimulèrent, et en parlèrent ensemble en disant : « Le roi s’en va en Languedoc pour faire inquisition sur ceux qui l’ont gouverné, et pour traiter au comte de Foix, qui est le plus orgueilleux comte qui vive aujourd’hui, ni oncques n’aima ni prisa voisin qu’il eut, ni roi de France, d’Angleterre, d’Arragon, d’Espaigne, ni de Navarre ; et si n’emmène le roi de France avecques lui de son conseil que la Rivière et le Mercier, Montagu et le Bègue de Villaines. « Quelle chose en dites-vous, frère, » ce dit le duc de Berry ? Répondit le duc de Bourgogne : « Le roi notre neveu est jeune ; et s’il croit jeune conseil, il se décevra. Et sachez que la conclusion n’en sera pas bonne, et vous le verrez. Pour le présent il le nous faut souffrir ; mais un temps viendra que cils qui le conseillent s’en repentiront et le roi aussi. Voisent, de par Dieu, où ils veulent ! et nous retournons en nos pays. Tant que nous serons ensemble, nul ne nous fera tort. Nous sommes les deux plus grands membres du royaume de France. »

Ainsi devisoient les deux ducs. Et le roi de France se départit au matin de Ville-Neuve de-lez Avignon, et prit le chemin de Nismes, et vint là

  1. Il partit d’Avignon le 3 novembre 1389.
  2. Le pape accorda au roi la nomination de 750 bénéfices à son choix, en faveur des pauvres clercs de son royaume qui en étaient exclus par l’avidité de la cour romaine. Il remit encore au roi le droit de conférer les évêchés de Chartres et d’Auxerre, et quelques autres réservés à sa collation, et promit l’archevêché de Reims à Ferry Cassinel, célèbre docteur en droit civil et canon, qui, par son éloquence, avait fait triompher l’université de Paris des frères prêcheurs, et qui, dès le premier mois de son élection, mourut, dit-on, empoisonné par les Dominicains. (Anonyme de Saint-Denis, année 1389.)