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LIVRE IV.

dîner. Encore demeurèrent les deux ducs dessus nommés de-lez le pape trois jours, et le sire de Coucy aussi. Au quatrième jour ils départirent et s’en r’alla chacun en son pays ; et le roi, le jour qu’il vint dîner en la cité de Nisme, il s’en alla gésir à Lunel.

Quand le roi se départit de Lunel, il vint au dîner à Montpellier, car il n’y a que trois petites lieues. Si fut reçu des bourgeois, des dames et des damoiselles de la dite ville moult joyeusement et grandement, car ils le désiroient moult à voir ; et lui furent faits et donnés plusieurs beaux présens et riches, car Montpellier est une puissante ville et riche et garnie de grand’marchandise ; et moult le prisa le roi, quand il eut vu et considéré leur fait et leur puissance. Et bien fut dit au roi que, sans comparaison, elle avoit été trop plus riche que pour le présent on ne la trouvoit, car le duc d’Anjou et le duc de Berry, chacun à son tour, l’avoient malement pillée et robée ; dont le roi plaignoit les bonnes gens qui avoient eu si grand dommage, et disoit et leur promettoit que il y pourvoieroit, et réformeroit tout le pays en bon état. Encore fut dit au roi, lui étant et séjournant à Montpellier : « Sire, ce n’est rien de la povreté de cette ville envers ce que vous trouverez, plus irez avant. Car cette ville-ci est de soi-même de grand’recouvrance pour le fait de la marchandise, dont ceux de la ville s’ensoignent par mer et par terre ; mais en la sénéchaussée de Carcassonne et de Toulouse, et ès marches d’environ où ces deux ducs ont eu puissance de mettre la main, ils n’y ont rien laissé, mais tout levé et emporté ; et trouverez les gens si povres que, cils qui souloient être riches et puissans, à peine ont-ils de quoi faire ouvrer ni labourer leurs vignes ni leurs terres. C’est grand’pitié de voir eux, leurs femmes et leurs enfans, car ils avoient tous les ans cinq ou six tailles sur les bras, et étoient rançonnés au tiers, au quart, ou au douzième du leur, ou à la fois du tout ; et ne pouvoit être une taille payée, quand une autre leur sourdoit sur les bras. Et ont, si comme on le peut bien savoir, ces deux seigneurs vos oncles, depuis qu’ils ont eu le gouvernement de Languedoc, levé du pays, mouvant de Ville-Neuve de-lez Avignon jusques en Toulousain, allant environ jusques à la rivière de Gironde et tournant jusques à la rivière de Dordogne, plus de trente mille francs ; et par espécial, depuis que le duc d’Anjou s’en fut départi du gouvernement et que on le rendit au duc de Berry, cil l’a trop fort endommagé et appovri ; car encore le trouva gras, dru et plein, et le prenoit sur les riches hommes qui bien avoient puissance de payer ; mais le duc de Berry n’a nully épargné, ni povre, ni riche, et a tout messonné et cueilli devant lui, et par le fait d’un sien conseiller et trésorier, que on appeloit Betisac, qui est de nation de la cité de Beziers, si comme vous verrez et orrez les complaintes des bonnes gens qui vous en crieront à avoir la vengeance. »

À ces paroles, répondoit le roi et disoit : « Si Dieu m’aist à l’âme, je y entendrai volontiers et y pourvoierai avant mon retour, et punirai les mauvais ; car je ferai faire inquisition sur les officiers de mes oncles, qui ont au temps passé gouverné les parties de Languedoc ; et seront corrigés cils qui l’auront desservi[1].

Le roi de France se tint en la ville de Montpellier plus de douze jours ; car l’ordonnance de la ville, des dames et des damoiselles, et leurs états, et les ébattemens que il y trouvoit et véoit, et ses gens aussi, lui plaisoient grandement bien. Le roi, au voir dire, étoit là à sa nourrisson, car pour ce temps il étoit jeune et de léger esprit. Si dansoit et caroloit avecques les friches dames de Montpellier toute la nuit. Et leur donnoit et faisoit banquets et soupers grands et beaux, et bien étoffés, et leur donnoit anals d’or et fremaillets à chacune, selon qu’il véoit et considéroit qu’elle le valoit. Tant fit le roi que il acquit des dames de Montpellier et des damoiselles grands grâces. Et voulsissent bien les aucunes que il fût là demeuré plus longuement qu’il ne fît, car c’étoient tous reviaux, danses, caroles et soulas tous les jours, et toujours à recommencer. Vous savez, et bien l’avez ouï dire et recorder plusieurs fois, que les ébattemens des dames et des damoiselles encouragent volontiers les cœurs des jeunes gentils hommes, et les élèvent en désirant et requérant tout honneur. Je le dis pourtant que là, en la compagnie du roi, avoit trois jeunes gentils hommes de bonne affaire, de haute emprise et de grand’vaillance ; et bien le mon-

  1. Betisac avoua les crimes les plus odieux et fut condamné à être brûlé. Son supplice eut lieu, suivant l’Anonyme de Saint-Denis, le mercredi avant Noël, de l’année 1389.