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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

France, qui s’inclinoient assez à la paix, réservé l’honneur du royaume.

En ce temps avoit un écuyer en France, prudent et vaillant homme, et étoit nouvellement retourné en France ; et avoit en son temps moult travellé outre la mer et été en plusieurs grands et beaux voyages, pour lesquels il étoit moult recommandé en France, et ailleurs où la connoissance de lui étoit venue. Cel écuyer étoit de nation de Normandie, d’un pays que on appelle Caux, et nommé Robert le Mennot, mais à présent on l’appeloit Robert l’Ermite ; et étoit moult religieux et de belle vie et plein de bonnes paroles ; et pouvoit être en l’âge environ de cinquante ans ; et avoit été aux traités qui furent à Lolinghen, du duc de Bourgogne et des seigneurs de France, d’une part, et du duc de Lancastre et du duc de Glocestre, d’autre part ; et volontiers y avoit été ouï ; et la forme et manière comment il étoit entré, je le vous dirai.

CHAPITRE XLIV.

De un écuyer nommé Robert l’Ermite ; comment il fut mis ès traités de la paix et comment il s’en alla en Angleterre devers le roi et ses oncles.


Avenu étoit à ce Robert l’Ermite qu’en retournant ès parties de France, et parti du royaume de Syrie et monté à Baruth sur la haute mer, une fortune de vent et de tempête de mer à lui et ses compagnons leur prit si grande et cruelle, que deux jours et une nuit ils furent si tempêtés que nulle espérance ils n’avoient à issir hors de ce péril. Et gens qui se tiennent en tel danger et parti sont mieux contrits et repentans et en grand’reconnoissance et cremeur envers Dieu. Et advint que sur la fin de celle tempête et que le temps se prit à adoucir et le vent à apaiser, une forme d’image plus claire que n’est cristal s’apparut à Robert l’Ermite, et dit ainsi : « Robert, tu istras et échapperas de ce péril, et tous ceux qui sont avecques toi pour l’amour de toi, car Dieu a ouï tes oraisons et pris en gré ; et veut et te mande par moi, toi retourné en France, du plus tôt que tu peux, si te trais devers le roi de France ; et tout premièrement conte-lui ton aventure et lui dis qu’il s’incline à paix devers son adversaire le roi d’Angleterre, car la guerre a trop longuement duré entre eux. Et sur les traités de paix qui s’entameront et se feront entre le roi de France, le roi d’Angleterre et leurs consaux, si te mets hardiment et remontre ces paroles, car tu en seras ouï ; et tous ceux qui contrediront à la paix et aux traités et soutiendront l’opinion de la guerre, le compareront en leur vivant chèrement. » Sur celle parole la clarté et la voix s’évanouit, et Robert demeura tout pensif ; et toutefois il tint tout ce qu’il avoit vu et ouï à divine chose ; et depuis celle avenue ils eurent le temps et le vent à souhait, et arrivèrent en la rivière de Gennèves ; et là prit congé à ses compagnons, quand il fut hors du vaissel ; et depuis exploita tant par ses journées qu’il vint en Avignon. Et la première chose qu’il fit ce fut qu’il alla à l’église de Saint-Pierre ; et là trouva un vaillant homme pénitencier, auquel il se confessa dévotement et duement ; et lui conta toute son aventure ainsi que en devant vous l’avez ouï, et demanda à avoir conseil quelle chose il en feroit. Le prud’homme, auquel confessé il s’étoit, lui dit et défendit que de celle chose il ne parlât aucunement, tant qu’il l’auroit remontré au roi de France premièrement, et tout ainsi que la vision lui étoit venue ; et ce que le roi en conseilleroit il le fît. Robert crut ce conseil, et prit et enchargea tout simple habit, et se vêtit et habitua tout de drap gris, et se maintint et ordonna depuis moult simplement ; et se départit de la cité d’Avignon, et exploita tant par ses journées qu’il vint à Paris ; et étoit pour lors le roi à Abbeville, et les traités étoient ouverts entre les François et les Anglois, ainsi comme il est contenu ci-dessus en notre histoire. Tout premièrement il se trait devers le roi, qui pour ces jours étoit logé en l’abbaye de Saint-Pierre ; et lui fit voie pour parler au roi un chevalier de Normandie et de sa connoissance, qui s’appeloit messire Guillaume Martel, lequel étoit chevalier de la chambre du roi et le plus prochain qu’il eût. Robert recorda de point en point, bellement et doucement, toute son aventure, si comme ci-dessus est dit. Le roi s’y inclina et y entendit volontiers[1]. Et pour ce jour, ses oncles, le duc de Bourgogne et messire Regnaut de Corbie, chancelier de France, qui les plus grands étoient du

  1. La propension du roi à ajouter foi à toutes ces apparitions fit que sous son règne un grand nombre d’intrigants eurent recours à ces fourberies pour abuser de sa simplicité.