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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/24

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

trèrent, si comme je vous recorderai. Mais les noms des trois chevaliers ainçois je vous nommerai : premièrement Boucicault le jeune ; secondement messire Regnault de Roye, et tiercement le seigneur de Saint-Py. Ces trois chevaliers pour ce temps étoient chambellans du roi ; et les aimoit le roi grandement ; et bien le valoient, car il en étoit très bien paré et servi en armes et en tous états que bons chevaliers doivent ou peuvent servir leur seigneur. Eux étant à Montpellier entre les dames et damoiselles, ils furent réveillés de faire armes sur l’été qui retourneroit ; et si comme je fus adonc informé, la plus principale cause qui les inclina vint de ce que je vous dirai. Vous savez, si comme il est ici-dessus contenu bien avant en notre histoire, le roi Charles de bonne mémoire vivant, comment un chevalier qui s’appeloit messire Pierre de Courtenay, Anglois et de grand’affaire d’armes et de nom, issit hors d’Angleterre en France et à Paris, et demanda armes à faire à messire Guy de la Trémoille, présens le roi et les seigneurs et ceux qui voir le voudroient. Messire Guy de la Trémoille répondit à ce pour faire les armes, et ne lui eût jamais refusé. Et furent, le roi de France et le duc de Bourgogne étant en la place et plusieurs hauts barons et chevaliers de France, les deux chevaliers armés ; et coururent l’un contre l’autre, ce me semble, une lance : à la seconde on les prit sus, et ne voult consentir le roi qu’ils fissent plus avant ; dont le chevalier d’Angleterre se contenta assez mal, et voulsist, à ce que il montroit, avoir fait les armes jusques à outrance ; mais on l’apaisa de belles paroles ; et lui fut dit que il en avoit assez fait et que bien devoit suffire ; et lui furent donnés du roi et du duc de Bourgogne de beaux présens. Et se mit au retour, quand il vit qu’il n’en auroit autre chose, pour retourner à Calais ; et lui fut baillé pour convoi le sire de Clary, qui pour le temps étoit un frisque et réveillé chevalier. Tant chevauchèrent messire Pierre de Courtenay et le sire de Clary que ils vinrent à Luceu[1], où la comtesse de Saint-Pol, qui pour le temps étoit sereur du roi Richard d’Angleterre, se tenoit. La comtesse de Saint-Pol fut moult réjouie de la venue de messire Pierre de Courtenay, car elle avoit eu à mari, en devant le comte de Saint-Pol, son cousin, le sire de Courtenay ; mais il mourut jeune, et encore les Anglois l’appeloient madame de Courtenay, non pas comtesse de Saint-Pol.

CHAPITRE V.

Comment messire Pierre de Courtenay vint en France pour faire armes à l’encontre messire Guy de la Tremouille. Comment le sire de Clary le reconvoya, et pour quelle achoison il fit armes à lui ès marches de Calais.


Ainsi que messire Pierre de Courtenay et le sire de Clary étoient à Luceu en Artois de-lez la comtesse de Saint-Pol, qui moult joyeuse étoit de leur venue, et que on se devise et parle de plusieurs besognes, la comtesse de Saint-Pol demanda à messire Pierre de Courtenay quelle chose il lui sembloit des états de France. Messire Pierre en répondit bien et à point, et dit : « Certainement, madame, les états de France sont grands, beaux et bien étoffés, et bien gardés. En notre pays nous n’y saurions avenir. » — « Et vous contentez-vous bien, dit la dame, des seigneurs de France ? Ne vous ont-ils point fait bonne chère et bien recueilli ? » — « Certes, madame, répondit le chevalier, je me contente grandement deux tant que de la recueillette ; mais de ce pour quoi j’ai passé la mer, ils se sont petitement acquittés envers moi ; et veuil bien que vous sachiez que, si le sire de Clary, qui est chevalier de France, fût venu en Angleterre et eût demandé armes à qui que, ce fût, on l’eût répondu, servi et accompli son désir et sa plaisance, et on m’a fait tout le contraire. Bien est vérité que on nous mit l’un devant l’autre en armes, messire Guy de la Trémoille et moi ; et lorsque nous eûmes jouté une lance, on nous prit sus ; et me fut dit, de par le roi, que nous n’en ferions plus et que nous en avions fait assez. Si dis, madame, et le dirai, et le maintiendrai partout où je viendrai, que je n’ai à qui sçu faire armes, et que pas il n’a demeuré en moi, mais en ces chevaliers de France. »

Le sire de Clary, qui là étoit présent, nota cette parole et se tut à trop grand’peine ; et toutefois il se souffrit, pourtant que il avoit le chevalier anglois en charge et en convoi. La comtesse de Saint-Pol répondit et dit : « Messire Pierre, vous vous départez très honorablement de France, quand vous avez obéi, en armes faisant, à la prière du roi ; car plus n’en pouviez faire, puisque on ne vouloit. Au venir,

  1. Luxeuil en Artois.