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LIVRE IV.

payassent un tant d’argent : si étoient taxés les uns à mille, les autres à deux mille, et les autres à cinq cens ; et chacun et chacune selon sa chevance, et la valeur de sa terre.

Dames et anciens chevaliers, qui ressoignoient le travail du corps, et qui n’étoient mie taillés d’avoir celle peine, se composoient et payoient à la volonté du duc ; et savoit-on bien lesquels étoient déportés de celle taille. Jeunes chevaliers et écuyers étoient ordonnés d’aller en ce voyage, et leur étoit dit : « Monseigneur ne veut point de votre argent, mais vous irez, avec Jean monseigneur, à vos cousts aucunement non en tout, en ce voyage ; et lui ferez compagnie. » De cette arrière taille le duc de Bourgogne sur ses gentils hommes trouva soixante mille couronnes ; ainsi ne fut nul déporté.

Les nouvelles de ce voyage de Honguerie s’espartirent partout ; et quand elles furent venues en la comté de Hainaut, chevaliers et écuyers qui se désiroient à avancer et à voyager commencèrent à parler ensemble et à dire par avis : « Celle chose se taille que monseigneur d’Ostrevant, qui est jeune et à venir, voise en ce voyage avecques son beau frère le comte de Nevers ; et se fera une belle compagnie d’eux deux. Nous n’y faudrons pas. Mais leur ferons compagnie, car aussi désirons nous les armes. » Le comte d’Ostrevant, qui pour ces jours se tenoit au Quesnoy, entendoit et savoit bien ce que chevaliers et écuyers de son pays disoient ; si n’en pensoit pas moins. Et avoit très bon désir et grand’affection d’aller en ce voyage et faire compagnie à son beau-frère de Bourgogne. Et quand il avenoit que on parloit ou devisoit aucune chose en la présence de lui, petit en répondoit mais dissimuloit. Bien avoit intention qu’il en parleroit à son seigneur le duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, et ce qu’il l’en conseilleroit il en feroit. Et avint que le dit comte d’Ostrevant en brefs jours vint à la Haye en Hollande où son père étoit ; et pour ce temps se tenoit là le plus avecques la comtesse sa femme. Si lui dit une fois : « Monseigneur, telles nouvelles queurent. Mon beau-frère de Nevers a empris sur cel été d’aller en Honguerie et de là en Turquie sur l’Amorath-Baquin ; et là doivent être et avenir grands faits d’armes ; et pour le présent je ne me sais où mettre et employer pour les armes avoir ; si saurois volontiers l’intention de vous, s’il vous plairoit que je allasse en ce honorable voyage atout une route de cent chevaliers, et fisse compagnie à mon beau-frère. Monseigneur et madame de Bourgogne m’en sauroient bon gré ; et moult de chevaliers et écuyers a en Hainaut qui volontiers m’accompagneroient en ce voyage. » À celle parole répondit le duc Aubert, comme homme tout pourvu de répondre, et dit : « Guillaume, puisque tu as la volonté de voyager et d’aller en Honguerie et en Turquie quérir les armes, sur gens et pays qui oncques rien ne nous en forfirent, ni nul titre de raison tu n’as d’y aller, fors que pour la vaine gloire de ce monde, laisse Jean de Bourgogne et nos cousins de France faire leur emprise, et fais la tienne à part toi ; et t’en vas en Frise ; et conquiers notre héritage que les Frisons, par leur orgueil et rudesse, nous ôtent et tollent, et ne veulent venir ni enchoir à nulle obéissance ; et à ce faire je t’aiderai. » La parole du père au fils éleva grandement le cœur du comte d’Ostrevant, et répondit et dit : « Monseigneur, vous dites bien ; et au cas qu’il vous plaît que je fasse ce voyage, je le ferai de bonne volonté. »

CHAPITRE XLVIII.

Comment Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant et fils au duc Aubert de Hollande, entreprit le voyage pour aller en Frise.


De petit à petit ces paroles du père au fils et du fils au père multiplièrent tant que le voyage d’aller en Frise pour celle saison fut accepté, et moult y aida ce que je dirai. Le comte d’Ostrevant pour ces jours avoit de-lez lui, et de son conseil le plus prochain qu’il pût avoir, un écuyer de Hainaut qui s’appeloit Fier-à-Bras, et autrement le bâtard de Vertaing, sage et vaillant homme et moult stylé d’armes. Si que, quand les paroles vinrent à l’écuyer du comte d’Ostrevant, il répondit et dit : « Sire, monseigneur votre père parle bien, et vous conseille loyaument ; mieux vaut pour votre honneur que vous fassiez ce voyage que celui de Honguerie, et vous ordonnez selon ce : vous trouverez chevaliers et écuyers de Hainaut et d’ailleurs qui se mettront en votre compagnie et vous aideront de leur pouvoir à faire celle emprise et ce voyage. Et au cas que vous avez ou aurez bonne volonté de là aller, je vous avertis et conseille