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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

la connoissance de ce mariage de Catherine de Ruet en fut venue aux hautes dames d’Angleterre, telles que à la duchesse de Glocestre, à la comtesse Derby, à la comtesse d’Arondel et aux autres dames descendans du sang royal d’Angleterre, si furent moult émerveillées, et tinrent ce fait à grand blâme ; et dirent ainsi : « Que ce duc de Lancastre s’étoit trop forfait et vitupéré quand il avoit épousé sa concubine ; et convenoit, puisque jusques à là elle étoit venue, que elle fût seconde en honneurs en Angleterre. Or sera la roine d’Angleterre recueillie vitupéreusement. » Et puis disoient outre : « Nous lui lairrons toute seule faire les honneurs. Nous ne irons ni viendrons en nulle place où elle soit, car ce nous tourneroit à trop grand blâme, que une telle duchesse, qui vient de basse lignée et qui a été concubine du duc un moult long-temps, en ses mariages et hors ses mariages, alloit ni passoit devant nous. Les cœurs nous crèveroient de deuil, et à bonne cause. » Et cil et celle qui le plus en parloient c’étoit le duc de Glocestre et la duchesse sa femme ; et tenoient le duc de Lancastre à fol et outre-cuidé, quand il avoit pris par mariage sa concubine ; et disoient que jà ne lui feroient honneur de mariage ni de nommer dame ni serour. Le duc d’Yorch s’en passoit assez brièvement, car il étoit le plus résident de-lez le roi et son frère de Lancastre. Le duc de Glocestre étoit d’une autre matière et ordonnance, car il ne faisoit compte de nully, quoique ce fût le mains-né de tous les frères ; mais il étoit orgueilleux et présomptueux de manière, et en ce s’inclinoit sa nature, et mal concordant à tous les consaux du roi, si ils ne tournoient à son gré.

Celle Catherine de Ruet demeura tant qu’elle vesqui duchesse de Lancastre ; et fut la seconde en Angleterre et ailleurs après la roine d’Angleterre ; et fut une dame qui savoit moult de toutes honneurs, car de sa jeunesse et de tout son temps elle y avoit été nourrie ; et moult aima le duc de Lancastre les enfans qu’il eut de li ; et bien leur montra à mort et à vie.

Vous savez, et il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment jugement et arrêt de parlement de Paris fut rendu sur messire Pierre de Craon, lequel fut condamné à cent mille francs envers la roine de Naples et de Jérusalem, duchesse d’Anjou et comtesse de Provence. Quand le dit messire Pierre vit qu’il eut cette condamnation, si fut ébahi, car il lui convenoit tantôt payer les cent mille francs, ou demeurer tout coi au chastel du Louvre à Paris en prison. Si fut conseillé, et le conseil lui vint de côté par le moyen du duc de Bourgogne et de la duchesse, qu’il fit faire une prière par la jeune roine d’Angleterre à la roine de Naples dessus dite, qu’il fût relaxé de prison quinze jours tant seulement, et pût aller et venir parmi Paris, pour prier ses amis et payer celle finance, ou qu’ils demeurassent hostagers pour lui, et s’en pût aller en Bretagne, et tant faire que rapporter en deniers tous appareillés la somme des florins en quoi il étoit jugé. À la prière de la jeune roine d’Angleterre la roine de Naples descendit, parmi tant que messire Pierre de Craon tous les soirs devoit aller et retourner dormir au chastel du Louvre. Messire Pierre de Craon pria moult de ceux de son sang, mais il ne trouva nully qui voulsist demeurer pour lui, car la somme étoit trop grosse. Au chef de quinze jours il le convint tout coi demeurer en prison et avoir ce danger, et attendre l’aventure. Et étoit moult près gardé de nuit et de jour, et les gardes à ses coustages.

Nous parlerons un petit de l’emprise et chevauchée que le comte de Nevers et les seigneurs de France firent en cel été en Honguerie, et puis retournerons à l’allée de Frise, où le comte de Hainaut et le comte d’Ostrevant furent.

Quand le comte de Nevers et ses routes, où moult avoit de vaillans hommes de France et d’autres pays, furent venus en Honguerie, ils trouvèrent le roi de Honguerie en une cité grande et bonne que on nomme Boude, lequel roi fit à tous les seigneurs une bonne recueillette ; et bien le devoit faire, car ils étoient de loin venus voir et querre les armes. L’intention du roi de Honguerie étoit telle, que avant que il et ses gens ni ces seigneurs de France se missent sur les champs, il auroit certaines nouvelles de l’Amorath-Baquin[1], car le dit Amorath lui avoit mandé, dès le mois de février, qu’il fût tout conforté et qu’il seroit à puissance en Honguerie avant l’issue du mois de mai et le viendroit combattre, et passeroit la Dunoe[2] dont on avoit grand’mer-

  1. Bajazet, fils de Mourat.
  2. Le Danube, appelé dans le pays Donau. Ce n’est pas Froissart qui cette fois a estropié le nom, ce sont ceux qui l’ont appelé Danube d’après le latin.