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LIVRE IV.

veille comment ce se pourroit faire. Et disoient plusieurs : « Il n’est rien qu’on ne fasse. L’Amorath-Baquin est un moult vaillant homme et de grand’emprise, et qui désire moult les armes à ce qu’il montre ; et puisqu’il l’a dit, il le fera. Et si il ne le fait et passe la Dunoe au lez de deçà nous le devrions passer outre au lez de delà, et entrer en la Turquie à puissance ; car le roi de Honguerie, parmi les étrangers, fera bien cent mille hommes ; et tel nombre de vaillans gens sont bien pour conquérir toute la Turquie et pour aller jusques en l’empire de Perse. Car si nous pouvons avoir une journée de victoire sur l’Amorath-Baquin, nous viendrons au-dessus de notre emprise et conquerrons Syrie et la sainte terre de Jérusalem, et la délivrerons des mains du Soudan et des ennemis de Dieu ; car à l’été qui retournera, les rois de France et d’Angleterre, qui se conjoignent ensemble par mariage, mettront sus grand nombre de gens d’armes et d’archers, et trouveront les passages ouverts et appareillés pour eux recevoir ; et rien ne demeurera devant nous que tout ne soit conquis et mis en notre obéissance quand nous serons tous ensemble. » Ainsi devisoient les François qui étoient au royaume de Honguerie.

Quand le mois de mai fut venu, on espéroit ouïr nouvelles de l’Amorath-Baquin. Et envoya le roi de Honguerie de ses gens sur les passages de la rivière de la Dunoe ; et fit un très grand mandement partout son royaume, et mit la greigneur partie de sa puissance ensemble ; et vinrent les seigneurs de Rhodes moult étoffément. Tout le mois de mai on attendit la venue des Sarrasins ; mais on n’en eut nulles nouvelles. Et fit le roi de Honguerie chevaucher aucuns Hongrès qui étoient coutumiers d’armes et connoissoient le pays de outre la Dunoe, pour savoir s’ils orroient nouvelles aucunes de l’Amorath-Baquin. Quand ceux qui envoyés furent en celle commission, eurent cherché moult de pays, ils ne trouvoient à qui parler ; ni il n’étoit nouvelles de l’Amorath-Baquin, ni de ses gens ; et étoient encore par delà le bras Saint-George en la marche d’Alexandrie, de Damas et d’Antioche. Si retournèrent en Honguerie devers le roi et les seigneurs, et rapportèrent ces nouvelles. Quand le roi de Honguerie ouït ainsi ces gens parler, si appela son conseil et les seigneurs de France qui là étoient et qui faire armes désiroient, pour savoir comment il se maintiendroit en celle besogne. Et remontra le dit roi comment aucuns apperts hommes d’armes avoient chevauché sur la frontière de la Turquie. Mais il n’étoit nul apparent que l’Amorath-Baquin vînt avant, si comme il l’avoit mandé notablement, qu’il seroit dedans la mi-mai à puissance outre la mer, et viendroit combattre le roi de Honguerie en son pays, desquelles choses le dit roi vouloit avoir, et demandoit conseil. Et par espécial, il s’adressa aux barons de France. Eux conseillés, ils répondirent, et le sire de Coucy pour tous, que là, au cas que l’Amorath-Baquin ne traioit pas avant, et qu’il étoit demeuré en bourde et en mensonge, on ne demeurât pas pour ce à voyager et à faire armes, puisqu’ils étoient là venus pour les faire, et que tous les François, les Allemands et les étrangers en avoient grand désir ; et si ils le montroient de fait et de volonté, à trouver les Turcs et le dit Amorath, tant leur seroit l’honneur plus grande.

La parole du seigneur de Coucy fut acceptée de tous les barons de France qui là étoient, et aussi fut l’opinion des Allemands et des Behaignons et de tous les étrangers pour employer leur saison.

Adonc fut ordonné, de par le roi de Honguerie et ses maréchaux, que chacun s’ordonnât et s’appareillât selon lui, et que dedans tel jour qui fut nommé, ce fut aux octaves de la Saint-Jean-Baptiste, on se partiroit et se mettroit au chemin pour aller sur la Turquie. Ainsi qu’il fut dit, il fut fait. Donc vissiez-vous gens et hommes d’offices appareillés d’entendre à ce qu’il convenoit à leurs maîtres, et de appointer tellement que point de faute n’y eût. Ces seigneurs de France qui vouloient outre passer, pour être frisquement et richement ordonnés, firent entendre à leurs harnois et à leurs armures, et n’épargnoient or ni argent pour mettre en ouvrage autour d’eux. Moult fut l’état grand et bel quand ce vint au départir de Boude, la souveraine cité de Honguerie. Et se mirent tous sur les champs. Le connétable de Honguerie eut l’avant-garde, et grand nombre de Hongrès et d’Allemands en sa compagnie, pourtant qu’il connoissoit le pays et les passages. Après lui chevauchoient et cheminoient les François, le connétable de France, messire Philippe d’Artois, le comte de la Marche, le sire de Coucy