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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

messire Henry et messire Philippe de Bar, et plusieurs autres. En la compagnie du roi, et de-lez lui le plus du temps chevauchoient les plus grands de son pays, c’étoit raison. Et aussi d’un côté lui Jean de Bourgogne. Et devisoient souvent ensemble. Bien se trouvoient sur les champs soixante mille hommes à chevaux. Peu y en avoit de pied si ce n’étoient poursuivans. La compagnie des chrétiens étoit noble, belle et bien ordonnée. Entre ces Hongrès avoit grand nombre d’arbalêtriers à chevaux. Tant chevauchèrent ces osts qu’ils vinrent sur la rivière de la Dunoe, et la passèrent tous à barges, à nefs et à pontons qui à ce avoient été ordonnés un grand temps pour le passage ; et mirent plus de huit jours avant qu’ils fussent tous outre ; et à la mesure qu’ils passèrent ils se logèrent, et tous attendoient l’un l’autre. Vous devez savoir que la rivière de la Dunoe départ les royaumes et seigneuries de Honguerie et de la Turquie[1].

Quand les chrétiens furent tous outre et que rien ne demoura derrière, et ils se trouvèrent sur les frontières de la Turquie, si furent tous réjouis, car ils désiroient trop grandement à faire armes. Et eurent conseil et avis qu’ils viendroient mettre le siége devant une cité en Turquie qui s’appelle la Comète[2]. Ainsi qu’ils l’ordonnèrent ils le firent, et l’assiégèrent à l’environ. Bien se pouvoit faire, car elle sied au plain du pays, et court une rivière au dehors portant navire, laquelle on appelle Mète[3], et vient à mont de la Turquie, et s’en va férir assez près de la mer en la Dunoe. Cette eau de la Dunoe est malement grosse rivière, et a bien quatre cens lieues de cours, depuis qu’elle commence avant qu’elle rentre en la mer. Et seroit la Dunoe la plus profitable rivière du monde pour le royaume de Honguerie et pour les pays voisins, si la navire qu’elle porte pouvoit entrer et issir en la mer, mais non peut ; car droit à l’entrée et à l’embouchure de la mer, il y a en la rivière de la Dunoe une montagne qui fend l’eau en deux moitiés et rend si grand bruit que on l’ot bien de sept grandes lieues loin bruire. Pour ce ne l’ose nulle navire approcher[4].

Sur celle rivière de Mète, tout contremont et contrevai ainsi comme elle court, y a belles prairies dont le pays est aisé et servi ; et d’autre part grands vignobles qui font par saisons bons vins ; et les vendangent les Turcs ; et mettent, quand ils sont vendangés en cuirs de chèvres ; et les vendent aux chrétiens, car selon leur loi ils n’en peuvent ni osent nuls boire, là où on le sache ; et leur est défendu sur la vie[5]. Mais ils mangent bien les raisins ; et ont moult de bons fruits et d’épices dont ils font espéciaux breuvages, et usent à boire entre eux grand’foison de lait de chèvres pour le chaud temps qui les rafreschit et refroide. Le roi de Honguerie et tout l’ost se logèrent devant cette cité et tout à leur aise, car nul ne leur leva le siége, ni nul en l’ost n’étoit en doute de l’Amorath-Baquin, ni de personne de par lui.

Quand ils vinrent devant la cité, ils trouvèrent tous fruits mûrs qui leur firent grand’douceur. À celle cité de la Comète on fit plusieurs assauts. Et bien se gardoient et défendoient ceux qui dedans étoient ; et espéroient tous les jours être confortés, et que l’Amorath-Baquin leur sire dût venir et lever le siége à puissance ; mais non fit ; dont la cité, par force de siége et d’assaut, fut prise et détruite ; et y eut grand’occision de hommes, de femmes et d’enfans, et n’en avoient les chrétiens qui dedans entrèrent nulle pitié. Quand la Comète fut prise ainsi que je vous dis, le roi de Honguerie et son ost se logèrent et entrèrent plus amont en la Turquie, pour venir devant une cité grande et forte durement qui s’appelle Nicopoli ; mais avant qu’ils y parvinssent, ils trouvèrent en leur chemin la

  1. Les Turcs étaient déjà cantonnés dans la Bulgarie.
  2. Je ne puis trouver cette ville sur les cartes. Suivant J. de Thwrocs, après avoir passé le Danube dans la Racie (Servie), l’armée de Sigismond s’avança vers la Bulgarie et assiégea les villes d’Oriszo et de Widin, en dévastant tout le pays environnant. « Ad Ultimum, dit-il, ea ipsius anni ætate, cum vites suis fructus dulciores cultoribus reddebant, circa festum videlicet sancti Michaelis Archangeli, in campo castri majoris Nicopolis, sua castra fixit. »

    L’auteur du Livre des faits du maréchal de Boucicaut nomme ces deux places Baudius et Raco, dans lesquels on reconnaît assez bien Widin et Rachowa, appelée aussi Orchowa.

  3. Ce nom m’est aussi inconnu que le premier, malgré mes soins à compulser les ouvrages les plus détaillés.
  4. Les cascades du Danube sont du côté de Belgrade et non pas à son embouchure, et elles sont loin d’être insurmontables.
  5. Je ne m’arrête pas à relever des choses sçues aujourd’hui de tout le monde.