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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/250

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rement. Et quand ces défiances furent apportées à Paris devers le roi, les barons et chevaliers de France ci-dessus nommés étoient en Honguerie ou jà entrés en la Turquie. Et par dépit et haine que le duc de Milan avoit sur le roi de France et sur aucuns membres du conseil de France, pour porter outre son opinion et la défiance, il tenoit à amour et alliance grandement le dit Amorath-Baquin ; et il lui ; car par ce seigneur de Milan étoient sçus et révélés devers l’Amorath plusieurs secrets de France. Nous retournerons à la matière dessus dite et parlerons de l’Amorath-Baquin.

Ne demeura guères de temps que l’Amorath-Baquin se départit du Quaire et du Soudan, lequel lui promit qu’il lui envoyeroit grand’aide et tout d’élite, les meilleurs hommes d’armes de toutes ses seigneuries, pour résister contre la puissance du roi de Honguerie et des barons de France qui à ce commencement étoient entrés devers Alexandrie et devers Damas[1]. Et tout ainsi comme il cheminoit à grand’puissance, il envoyoit partout ses messagers ès royaumes et pays dont il pensoit à avoir gens et confort. Et aussi faisoit le Soudan. Et mandoient et prioient le plus affectueusement qu’ils pouvoient, que à ce grand besoin nul ne voulsist demeurer derrière, car la doute et les périls étoient trop grands à considérer l’affaire ; car si les François conquéroient Turquie, tous les royaumes voisins trembleroient devant eux. Ainsi seroit leur foi détruite, et seroient en la subjection des Chrétiens. Et mieux et plus cher leur vaudroit à mourir qu’ils le fussent.

Sur le mandement et prière du Soudan, du calife de Baudas[2] et de l’Amorath-Baquin, s’inclinoient plusieurs rois sarrasins ; et s’étendoient ces prières et mandemens jusques en Perse, en Mède et en Tarse ; et d’autre part sur le septentrion au royaume de Lecto[3], et tout outre jusques sur les bondes de Prusse. Et pourtant qu’ils étoient informés que leurs ennemis les Chrétiens étoient fleur de chevalerie, les rois sarrasins et les seigneurs de leur loi élisoient entre eux les mieux travaillans et combattans et les plus coutumiers et usés d’arme. Si que ce mandement ne se put pas sitôt faire, ni les Sarrasins appareiller ni issir hors de leurs terres et pays, ni leurs pourvéances sitôt faire ; car c’étoit l’intention de l’Amorath-Baquin qu’il viendroit si fort que pour bien résister contre la puissance des Chrétiens. Et se mit sur les champs le dit Amorath-Baquin, toujours attendant son peuple, qui venoit par compagnies de moult longues et diverses marches. Et par espécial de Tartarie, de Mède et de Perse lui vinrent moult de vaillans hommes sarrasins, car de toutes parts s’efforçoient pour venir voir les Chrétiens ; car grand désir avoient entre eux de combattre pour éprouver leurs forces à l’encontre d’eux. Nous nous souffrirons un petit à parler de l’Amorath qui se tenoit ès parties d’Alexandrie, et parlerons des Chrétiens qui étoient au siége devant la cité de Nicopoli.

Les Chrétiens avoient assiégé environnément la forte ville et cité de Nicopoli en laquelle avoit dedans en garnison moult de vaillans hommes turcs qui en soignoient vaillamment. Les Chrétiens qui devant étoient n’oyoient nulles nouvelles de l’Amorath-Baquin. Bien leur avoit écrit l’empereur de Constantinople qu’il étoit ès parties d’Alexandrie, et point n’avoit encore passé le bras Saint-George. Si tenoient les chrétiens leur siége devant Nicopoli, car ils avoient vivres à foison et à bon marché qui leur venoient de Honguerie et des marches prochaines.

Le siége étant là ainsi que je vous dis, il prit plaisance au sire de Coucy et à aucuns Chrétiens françois qui là étoient de chevaucher à l’aventure, et d’aller voir la Turquie plus avant, car trop se tenoient sur une place, et le roi de Honguerie et les autres tiendroient le siége. Si se départirent, environ cinq cents lances et autretant d’arbalêtriers, tous à cheval ; et fut le sire de Coucy chef de celle chevauchée, messire Regnault de Roye et le sire de Saint-Py, en sa compagnie le chastelain de Beauvoir, le sire de Montcaurel, le Borgne de Montquel et plusieurs autres. Et prirent guides pour eux mener qui connoissoient le pays ; et avoient aucuns chevaucheurs Hongrès et autres montés sur fleur de chevaux pour découvrir le pays, à savoir si rien ils trouveroient.

  1. On ne connaissait pas encore l’usage des cartes géographiques, et Froissart, qui n’avait pas voyagé de ces côtés, ne trouvait sans doute rien d’extraordinaire à rapprocher l’une de l’autre Bude, Nicopolis, Alexandrie et Damas.
  2. Bagdad.
  3. Peut-être la Lithuanie, appelée Létonie.