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LIVRE IV.

En celle propre semaine que l’armée des Chrétiens se fit, se mit sus aussi une armée de Turcs où bien étoient vingt mille, car ils avoient entendu que les Chrétiens chevauchoient et brisoient leurs pays et y fourrageoient ; si s’avisèrent qu’ils y pourvoieroient ; et se mirent ensemble, ainsi que je vous dis, bien vingt mille, et vinrent sur un détroit et un pas par où il convenoit entrer les Chrétiens en la plaine Turquie ; et n’y pouvoient entrer bonnement le chemin qu’ils tenoient par autre pas que par là ; et se tinrent et y furent deux jours que nulles nouvelles ils ne ouïrent de nul homme ; et s’en vouloient retourner. Au tiers jour, quand les chevaucheurs chrétiens vinrent abrochant[1] jusques à là, et les Turcs les virent venir et approcher, ils se tinrent tout cois pour regarder le convenant, ni nul signe ni apparent ils ne firent de traire ni de lancer. Les chevaucheurs approchèrent les Turcs de moult près, et virent bien que ils étoient grand’foison, encore ne les purent-ils pas tous aviser. Quand ils eurent fait un petit de contenance, ils s’en retournèrent arrière et vinrent noncier au seigneur de Coucy et aux autres tout ce que ils avoient vu. De ces nouvelles furent les Chrétiens tout réjouis, et dit le sire de Coucy : « Il nous faut aller de plus près voir quels gens ce sont. Puisque nous sommes venus si avant, nous ne départirons point sans eux combattre, car si le contraire faisions, nous recevrions blâme. » — « C’est vérité, » répondirent les chevaliers qui ouï parler l’avoient. Donc restraindirent-ils leur armures et ressanglèrent leurs chevaux, et chevauchèrent tout le pas.

Entre le lieu où les Turcs étoient arrêtés et eux qui chevauchoient avoit un bois qui n’étoit pas trop grand. Quand ils furent venus à l’encontre de ce bois, ils s’arrêtèrent, car le sire de Coucy dit ainsi à messire Regnaut de Roie et au seigneur de Saint-Py : « Je conseille, pour traire hors de leurs pas ces Turcs, que vous preniez tant seulement des nôtres cent lances, et nous mettrons le demeurant en ce bois ; et vous chevaucherez avant, et les ferez saillir hors de ce pas, où ils se sont boutés ; et vous ferez chasser d’eux, et tant qu’ils nous auront passés, et adonc vous retournerez tout à un faix sur eux, et nous les enclorrons par derrière et les aurons en volonté. »

À cel avis et propos s’inclinèrent les chevaliers ; et se départirent environ cent lances tous des mieux montés ; et tout le demeurant, où il pouvoit avoir environ huit cens combattans, tous hommes d’honneur, se boutèrent à la couverte dedans le bois ; et là se tinrent ; et les autres chevauchèrent les bons galops tout devant, et vinrent jusques au pas où les Turcs étoient. Quand ils virent venir les Chrétiens, ils furent tout réjouis, et cuidèrent qu’il n’en y eût plus ; si issirent tous hors de leur embûche et vinrent sur les champs. Quand les Chrétiens les virent approcher, si retournèrent tous à un faix, et se firent chasser. Ils étoient tous bien montés sur fleur de chevaux ; si ne les pouvoient, en leur chasse, les Turcs r’atteindre ; et tant allèrent qu’ils passèrent outre le bois et l’embûche du seigneur de Coucy sans eux percevoir rien. Donc saillirent les Chrétiens hors, quand ils les virent outre leur embûche, en écriant : « Notre-Dame, au seigneur de Coucy ! » et vinrent frapper ès Turcs par derrière, et en abattirent à ce commencement grand’foison. Les Turcs se tinrent tout cois quand ils se virent enclos devant et derrière, et se mirent à défense tant qu’ils purent, mais ils ne tinrent point d’ordonnance ni de conroy, car de celle arrière-garde ils ne savoient rien ; et quand ils sont ainsi pris soudainement et sans guet, comme ils furent là, ils sont tout ébahis d’eux-mêmes. Là furent les François vaillans gens d’armes, et les occirent à volonté, et mirent en chasse ; et les abattoient à monts, car en fuyant ils chéoient l’un sur l’autre ainsi que bêtes. Là en y ot grand nombre d’occis et détruits, ni les Chrétiens n’en prirent nuls à merci. Heureux étoient ceux qui se purent sauver et échapper, et retourner au lieu duquel ils étoient départis au matin. Et après celle déconfiture, sur le soir, les Chrétiens s’en retournèrent en l’ost devant Nicopoli.

Si s’espartirent ces nouvelles partout l’ost, comment le sire de Coucy, par sens et par vaillance, avoit rué jus et déconfit plus de quinze mille Turcs. Les plusieurs en recordoient et disoient grand bien de lui. Mais le comte d’Eu ne te tint pas à bien ni à vaillance ; et disoit ; « que celle emprise avoit été faite par bobant, et avoit mis les Chrétiens, et par espécial sa route, en

  1. Éperonnant, piquant continuellement.