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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/252

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

grand’aventure et péril, quand atout une poignée de gens il s’étoit combattu et abandonné follement en la route de vingt mille Turcs. Et de rechef à considérer raison, puisque faire armes il vouloit, et que les Turcs étoient sur les champs, il le dût avoir signifié, avant que assailli les eût, à leur chef et souverain messire Jean de Bourgogne, comte de Nevers, qui désire à faire armes, par quoi il en eût eu l’honneur et la renommée, »

Ainsi, par envie, ce doit-on supposer, parloit le comte d’Eu sur le seigneur de Coucy. En tout ce voyage il ne le put oncques avoir en amour parfaitement, pourtant qu’il véoit que le sire de Coucy avoit tout le retour, l’amour et la compagnie des chevaliers de France et des étrangers ; et il, ce lui étoit avis, le dût avoir, car il étoit moult prochain de sang et de lignage au roi de France, et portoit les fleurs de lis à moult petit de brisure, et avecques tout ce, il étoit connétable de France. Ainsi se nourrissoit une haine couverte du comte d’Eu, messire Philippe d’Artois, devers ce gentil chevalier, le sire de Coucy, laquelle haine ne se put depuis céler que elle ne se montrât clairement. Dont grands meschefs avinrent en celle saison sur les Chrétiens, si comme je vous recorderai avant en l’histoire. Nous nous souffrirons à parler de celle matière et retournerons sur l’autre.

Vous savez, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire, que le mariage de la fille du roi de France et du roi d’Angleterre pour celle saison s’approchoit fort ; et y avoient les deux rois très grand’affection, et aussi toutes les parties et lignage, réservé le duc Thomas de Glocestre ; mais cil n’en avoit point de joie, car il véoit bien que par ce mariage grands considérations et alliances se garderoient entre les deux rois dessus nommés ; par quoi paix seroit ès royaumes ; laquelle chose il verroit trop envis, car il ne désiroit que la guerre ; et y émouvoit en cœur tous ceux où il pensoit qui s’y inclineroient.

Pour ce temps il avoit un chevalier de-lez lui, qui s’appeloit messire Jean Laquingay, couvert homme ; et ce chevalier savoit tous les secrets du duc ; et en lui émouvant et échauffant en la guerre, il ne s’en feignoit pas, mais en parloit au dit duc en merveilleuses manières. En ce temps vint le duc de Guerles en Angleterre voir le roi et ses oncles, et lui offrir à faire tous services licites au roi, car il y étoit tenu de foi et de hommage ; et vist ce duc volontiers que le roi d’Angleterre l’embesognât en guerre, car trop envis se véoit en paix. Le duc de Guerles et le duc de Lancastre eurent grand parlement ensemble, du voyage que le comte de Hainaut et le comte d’Ostrevant, son fils, vouloient faire en Frise ; car pour ces jours Fier-à-Bras de Vertaing étoit en Angleterre envoyé de par le comte d’Ostrevant quérir gens d’armes et archers pour aller en ce voyage ; et en étoit prié le comte Derby pour aller avecques ses cousins de Hainaut ; et le gentil comte en avoit très bonne affection ; et ce avoit répondu au dit Fier-à-Bras moult à point, en disant que au voyage de Frise il iroit moult volontiers, mais qu’il plût au roi et à son père. Donc il advint que quand le duc de Guerles fut venu en Angleterre, le duc de Lancastre lui en parla, et demanda principalement de ce voyage de Frise quelle chose il lui sembloit. Il répondit et dit que le voyage étoit périlleux, et que Frise n’étoit pas terre de conquête, et que plusieurs comtes de Hollande et de Hainaut du temps passé, y avoient contendu et clamé droit à l’héritage, pour soumettre les Frisons et faire venir à obéissance ; si étoient éprouvés et allés en Frise, mais tous y étoient demeurés. Et la cause pourquoi il disoit que c’étoit un voyage périlleux, il éclaircissoit sa parole en disant ainsi : « que Frisons sont gens sans honneur et sans connoissance, ni en eux il n’y a nul mercy ; ni ils ne prisent ni aiment nul seigneur du monde, tant soit grand. Et ont un trop fort pays, car il est tout environné de la mer et formé d’îles, de crolières et de marécages ; ni on ne s’y savoit comment avoir ni gouverner, fors ceux qui sont de la nation. J’en ai été prié et requis grandement, mais je n’y entendrai jà, ni je ne conseille point que mon cousin Derby, votre fils, y voist, car ce n’est point un voyage pour lui. Je crois assez que mon beau frère d’Ostrevant ira, car il en a très grand’volonté, et y mènera des Hainuyers en sa compagnie, mais aventure est si jamais en retourne pied. »

Celle parole que le duc de Guerles dit refroidit tellement et avisa le duc de Lancastre, qu’il dit en soi-même que son fils en étoit revenu. Et lui signifia secrètement toute son entente, car pour lors il n’étoit pas de-lez lui, et se dissimu-