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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/259

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LIVRE IV.

à merveille et puissant homme ; et véritablement il excédoit tout le plus grand Frison de toute Frise de toute la tête et plus ; et étoit nommé en la terre Yve Joucre ; et Hollandois, Zélandois et Hainuyers l’appeloient le grand Frison. Cestui vaillant homme étoit moult recommandé en Prusse, en Honguerie, en Turquie, en Rhodes et en Chypre où il avoit fait plusieurs grands et nobles faits d’armes de son corps, tant que sa renommée étoit partout connue. Quand il ouït les Frisons parler de combattre leurs adversaires, il répondit et dit : « Ô vous, nobles hommes et francs Frisons, sachez qu’il n’est chance qui ne retourne. Si par vos vaillantises vous avez autrefois Hainuyers, Hollandois et Zélandois déconfit, sachez que maintenant ceux qui viennent sont gens tous appris de guerre ; et croyez de certain que ils feront tout autrement que leurs prédécesseurs ne firent ; et verrez que ils ne s’abandonneront point, mais seront tout avisés et maintenus de leur fait. Et pourtant je conseillerois, que nous les laississions venir et entrer si avant que ils pourront, et gardissions nos villes et forteresses et les laississions aux champs où ils se dégâteront. Notre pays n’est point pour eux longuement soutenir. Nous avons plusieurs bonnes landweres, ce sont bons fossés ou digues[1] ; si ne pourront aller ni venir aval le pays, car ils n’y pourront chevaucher ni aller à cheval, et ils ne peuvent plenté aller à pied ; et pourtant ils seront tantôt si tannés que ils se dégâteront et s’en retourneront, quand ils auront ars dix ou douze villages ; si ne nous grèvera ainsi que rien, toujours les refera-t-on bien. Et si nous les combattons, je me doute que nous ne serons point assez forts pour eux combattre à une fois ; car, à ce que j’ai entendu et sçu par certaine relation, ils sont plus de cent mille têtes armées. » Et il disoit voir, car ils étoient bien autant ou plus. À ces paroles se consentent assez trois vaillans chevaliers frisons qui nommés étoient l’un, messire Feu de Dockerp, l’autre, messire Guérard Camin, et le tiers messire Thuy de Walting. Mais le peuple nullement n’y consentoit point ; et aussi ne faisoient plusieurs autres nobles hommes que ils appellent au pays les elms[2], c’est-à-dire les gentils hommes ou les juges des causes. Et tant opposèrent à cestui grand Frison, que il fut entre eux conclu que, sitôt que ils sauroient leurs ennemis arrivés ils les combattroient. Et demeurèrent tous sur ce propos. Et pourtant se mirent tous présentement en armes ; mais à voir dire, ils étoient très povrement armés ; et n’avoient les plusieurs quelconques armures défensives, sinon leurs vêtures, qui étoient de gros bureaux et gros draps, ainsi que on fait les flassarses[3] des chevaux. Les aucuns étoient armés de cuir et les autres de haubergeons tout enruguis[4] ; et sembloit proprement qu’ils dussent faire un charivari les plusieurs. Mais si en avoient-ils aucuns qui étoient assez bien armés.

Ainsi se mirent ces Frisons en armes ; et quand ils furent habillés et prêts, ils s’en allèrent en leurs églises, et là prirent les crucifix, gonfanons et croix de leurs églises ; et s’en vinrent par trois batailles, dont en chacune avoit bien dix mille combattans, jusques à une landwere, c’étoit une défense d’un fossé qui étoit assez près de là, où Hainuyers, Hollandois et Zélandois, devoient prendre terre et port, et là s’arrêtèrent. Et bien les véoient Hainuyers, Hollandois et Zélandois, car ils étoient jà comme tout arrivés, et vouloient descendre jus des vaisseaux. Et fut vérité que, le jour que le duc Aubert et ses gens arrivèrent, il étoit le jour Saint-Barthélemi par un dimanche, en l’an dessus dit. Quand ces Frisons virent leurs adversaires ainsi approcher, ils issirent environ six mille hommes de leurs gens sur les digues, pour aviser si ils pourroient destourber à leurs ennemis le descendre ; mais entre ces Frisons y eut une femme vêtue de bleu drap qui, comme folle et enragée, se bouta hors des Frisons, et s’en vint pardevant le navire des Hainuyers, Hollandois et Zélandois, qui s’appareilloient pour combattre leurs ennemis et avisoient la manière d’eux et que celle femme vouloit faire ; laquelle femme vint tant en approchant iceux Hainuyers qu’elle fut près d’eux le trait d’une flèche. Tantôt celle femme là venue, elle se tourna, et leva ses draps,

  1. Ces derniers mots paraissent une ancienne note que les copistes auront fait entrer dans le texte pour expliquer le mot landweres.
  2. Elders, ou anciens, mot d’origine saxonne, d’où est venu aussi le mot earl anglois, comte.
  3. Couvertures.
  4. Rouillés.