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LIVRE IV.

leurs gens, en tournant et en environnant celle landwere[1] une frète[2] où il passèrent outre et vinrent sur ces Frisons, où ils se boutèrent aux fers des lances tellement que les Frisons furent comme tous esbahis. Et laissèrent plusieurs des Frisons le fossé et la digue que il défendoient aux Hollandois ; et s’en vinrent férir sur ces Hainuyers, qui les reçurent très vaillamment, et tellement que ils les firent partir et ouvrir. Et lors Hollandois et Zélandois passèrent outre ce fossé, et s’en vinrent aussi bouter et plonger en ces Frisons, et les commencèrent très fort à espartir, puis ça puis là.

En celle griève et horrible bataille fut mort et occis le Grand Frison que ils nommoient Yve Joucre. Si ne demeuras guère après que Frisons s’esbahirent tellement que ils commencèrent à fuir qui mieux mieux, et laissèrent la place à leurs adversaires ; mais la chasse fut grande et horrible, car on n’y prenoit nully à rançon ; et par espécial les Hollandois les tuoient tous, ni même ceux qui étoient pris des Hainuyers, des François ou des Anglois ; si les tuoient-ils en leurs mains.

Entre ces Hollandois étoient monseigneur Willem de Cronembourch et ses deux fils, Jean et Henry, qui nouveaux chevaliers étoient devenus la matinée, qui merveilleusement s’aquittoient de faire armes et d’occir Frisons ; et bien montroient à leur semblant que petit les aimoient. À vous dire finalement, Frisons furent déconfits, et en y demoura la plus grand’partie de morts sur les champs. Aucuns peu furent pris, environ cinquante, qui depuis furent menés à la Haye en Hollande et y furent grand’pièce de temps. Et doit on savoir que le seigneur de Cundren[3], c’est à savoir le seigneur de la terre où le duc Aubert et ses gens étoient descendus, s’étoit rendu au duc Aubert le lundi devant ; et furent lui et ses deux fils en la bataille entre les Frisons, lesquels deux fils furent depuis grand temps de-lez le duc Aubert et son fils le duc Guillaume, tant en Hollande, en Zélande comme en Hainaut.

Après celle déconfiture se tournèrent Hainuyers, Hollandois, Zélandois, François et Anglois au dit pays de Cundren en prenant villes et forteresses ; mais certainement ils y conquêtoient bien petit, car les Frisons les adommageoient trop grandement par aguets et par rencontres. Et quand ils prenoient aucuns prisonniers, si n’en pouvoit-on rien avoir, ni ils ne se vouloient rendre, mais se combattoient jusques à la mort ; et disoient que mieux aimoient à mourir francs Frisons que être en nulle subjection de seigneur ou dé prince. Et quant est aux prisonniers que on prenoit, on n’en pouvoit traire quelque rançon ; ni leurs amis et parens ne les vouloient racheter ; mais laissoient l’un l’autre mourir ès prisons, ni jamais autrement ne vouloient racheter leurs gens, si non que, quand il prenoient aucuns de leurs adversaires, ils rendoient homme pour homme. Mais si ils sentoient que ils n’eussent nuls de leurs gens prisonniers, certainement ils tuoient et mettoient tous leurs ennemis à mort. Quand ce vint au bout de six semaines, et que jà on avoit ars moult de villes et de villages, et abattues plusieurs forteresses qui n’étoient point de trop grand’valeur, le temps se commença très fort à refroidir et à pleuvoir moult fort, si que à peine il pieuvoit tous les jours. La mer s’enfloit et s’engrossoit souvent, par les vents qui fort s’élevoient. Le duc Aubert et Guillaume son fils ce véant, proposèrent de eux mettre au retour et revenir en la basse Frise dont ils étoient partis, et de là en Hollande, pour plus convenablement passer la mer en hiver qui étoit instant. Si le firent ainsi, car ils se mirent au retour, et firent tant qu’ils furent à Eyncuse ; et là donnèrent iceux seigneurs et princes congé à toutes manières de gens d’armes, et par espécial aux étrangers que ils contentèrent très grandement, et leur payèrent très bien leurs souldées, et si les remercièrent de la bonne aide et service que fait leur avoient.

Ainsi se défit celle armée de Frise ; et ni conquêtèrent aucune chose pour celle saison. Mais dedans le terme de deux ans après, iceux deux nobles princes, c’est à savoir le duc Aubert et Guillaume son fils, comte d’Ostrevant, et adonc gouverneur de Hainaut, y r’allèrent la seconde fois ; et y conquirent grandement et largement, et y firent moult de belles prouesses, ainsi que au plaisir de Dieu ci après apperra. Mais nous nous en tairons à tant et parlerons de l’ordonnance des noces du roi d’Angleterre et de la fille de France.

  1. Digue.
  2. Détroit, passage.
  3. Kuynder.