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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

parmi eux ; et étoient menés et adextrés par ordonnance que je vous dirai. Le duc de Lancastre et le duc de Glocestre menoient et adextroient le roi de France ; les ducs de Berry et de Bourgogne menoient et adextroient le roi d’Angleterre ; et ainsi tout le pas ils s’en vinrent parmi ces huit cens chevaliers. Et quand les deux rois vinrent si près que pour encontrer l’un l’autre, les huit cens chevaliers s’agenouillèrent tout bas à terre et pleurèrent de pitié. Les deux rois à nud chef s’encontrèrent ; si s’inclinèrent un petit et se prirent par les mains ; et amena le roi de France en sa tente laquelle étoit belle, riche et bien ordonnée ; et les quatre ducs se prirent par les mains et suivirent de près les deux rois et les chevaliers. Les François d’un côté, les Anglois de l’autre, se tinrent sur leur état regardant l’un l’autre et par bonne et humble manière, et point ne se départirent de la place tant que tout fût achevé ; et fut trop bien avisée la place et la terre où les deux rois s’encontrèrent et prirent par les mains l’un l’autre ; et fut dit et avisé que, droit sur celle pièce de terre, on fonderoit et ordonneroit une chapelle en l’honneur de Notre Dame de la grâce. Je ne sais si rien en fut fait.

Quand les rois de France et d’Angleterre qui se tenoient par les mains entrèrent en la tente du roi de France, les ducs d’Orléans et de Bourbon vinrent au devant et s’agenouillèrent devant les rois. Les deux rois s’arrêtèrent, et les firent lever. Les six ducs se recueillirent en front et mirent en parole ensemble ; et les deux rois passèrent outre et s’arrêtèrent sur le pas, et parlementèrent une espace ensemble. Entretant on appareilla vin et épices ; et servit du drageoir et des épices le roi de France, le duc de Berry ; et de la coupe et du vin, le duc de Bourgogne ; et le roi d’Angleterre, pareillement le duc de Lancastre, et le duc de Glocestre de vin et des épices.

Le vin et les épices prises des deux rois, chevaliers de France et d’Angleterre reprirent les drageoirs, et les épices, et les coupes, et le vin ; et servirent les prélats, les ducs et les comtes ; et après les écuyers et gens d’office firent ce métier ; et tant que tous ceux qui dedans la tente étoient eurent vin et épices ; et entretant sans nuls empèchemens, parlementèrent les deux rois ensemble. Cet état et affaire passés les deux rois prirent congé ensemble et tous les seigneurs l’un à l’autre. Et retournèrent le roi d’Angleterre et ses oncles en leurs tentes, et tantôt s’ordonnèrent, et montèrent aux chevaux et se départirent et retournèrent vers Calais ; le roi à Guines et les ducs de Lancastre et de Glocestre à Ham, et les autres à Calais et chacun à son logis ; pareillement le roi de France à Ardres, le duc d’Orléans avecques lui et le duc de Berry à Tournehen à son logis, le duc de Bourgogne à le Montoire, et ainsi de lieu en lieu tant qu’ils furent tous logés ; et n’y eut plus rien fait pour le jour ; et demeurèrent les tentes du roi de France et des seigneurs sur les champs.

Quand ce vint le samedi, jour de Saint-Simon et Saint-Jude, sur le point de onze heures, le roi d’Angleterre, ses oncles et tous les hommes d’honneur d’Angleterre qui avecques le roi passé la mer avoient, vinrent devers le roi de France en sa tente ; et là furent recueillis solennellement du roi, de son frère, des oncles et des seigneurs. Et parloient chacun à son pareil joyeuses paroles. Et là furent les tables ordonnées ; premièrement celle pour les rois qui fut longue et belle ; et le dressoir couvert de noble vaisselle et de grandes richesses. Et séyrent les deux rois tant seulement à une table ; le roi de France au-dessus le roi d’Angleterre, et le roi d’Angleterre au-dessous, assez loin l’un de l’autre ; et servirent devant les rois les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon. Et là dit le duc de Bourbon plusieurs joyeuses paroles et gailles pour faire rire les rois, les ducs de Berry et de Bourgogne et les seigneurs qui devant la table étoient ; car ce duc dont je parle fut moult joyeux. Et dit tout haut, adressant sa parole au roi d’Angleterre : « Monseigneur le roi d’Angleterre, vous devez faire bonne chère ; vous avez tout ce que vous désirez et demandez ; vous avez votre femme ou aurez, elle vous sera délivrée. » Donc dit le roi de France : « Bourbonnois, nous voudrions que notre fille fut autant âgée comme notre cousine de Saint-Pol est. Elle prendroit notre fils d’Angleterre en plus grand gré et il nous eût coûté grandement du nôtre. » Celle parole ouït et entendit le roi d’Angleterre. Si répondit en s’inclinant devers le roi de France. Et fut la parole adressée au duc de Bourbon, pourtant que le roi avoit fait comparaison de la fille au comte Saint-Pol : « Beau père, l’âge que