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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

prit bien, car autrement il eût été mort et pris sans recouvrer. Et y eut en fuyant morts et occis moult plus d’hommes assez que en la bataille et noyés grand nombre. Heureux étoit qui se pouvoit sauver ni échapper par quelque voie que ce fût.

Quand toute cette déconfiture fut passée, et que Turcs, Persans, et tous autres là envoyés de par le soudan et les rois payens, furent retraits en leurs logis, c’est à entendre ès trefs, tentes et pavillons que conquis avoient des Chrétiens, et que bien garnis trouvèrent, et remplis de moult de biens, de vins, viandes et de pourvéances toutes prêtes dont ils se aisèrent et menèrent leur gloire en joie et revel, ainsi que peuple lequel a eu victoire sur ses ennemis, le roi Basaach dit l’Amorath-Baquin vint descendre à grand nombre de ménestrels, selon l’usage qu’ils ont en leur pays, devant la maîtresse tente qui avoit été au roi de Hongrie ; laquelle étoit belle noble, et bien ornée de beaux paremens où ledit Amorath prit grand’plaisir et magnificence. Et se glorifioit en son cœur de la belle journée qu’il avoit eue sur les Chrétiens, et en remercioit Dieu selon sa loi où il créoit et que les payens créoient. Et quand on l’eut désarmé pour rafreschir et refroidir, il s’assit sur un tapis de soie en mi la tente, et fit venir devant lui tous ses plus principaux grands amis pour gengler et bourder à eux ; et il même les mettoit en voie et en matière de rire et de jouer et d’ébattre. Et disoit que prochainement tous passeroient à puissance au royaume de Honguerie et conquerreroient tout le pays, et ensuivant tous les autres royaumes et pays chrétiens ; et mettroient en son obéissance ; et lui suffiroit de tenir chacun en sa loi, mais qu’il en tînt la seigneurie ; et voudroit régner comme Alexandre de Macédoine qui fut roi sur douze ans de tout le monde ; duquel sang il se disoit et duquel lignage il étoit descendu et issu ; et tous ceux qui environ lui étoient lui accordoient sa parole et s’inclinoient contre lui. Là fit le roi Basaach faire trois commandemens. Le premier fut que quiconque avoit prisonnier, il le mît avant dedans le second jour et amenât devers le roi et ses hommes. Le second mandement fut que tous les morts fussent cherchés et visités, et les nobles qui se montroient à être plus grands seigneurs que les autres fussent tous traits d’un côté et laissés en leurs points tant que il les eût vus ; car il vouloit là aller devant souper. Le tiers commandement fut que on enquît justement et véritablement, entre les morts et les vifs, si le roi de Honguerie étoit mort ou vif, ou prisonnier. Tout fut fait ainsi qu’il l’ordonna, ni nul n’eût osé faire du contraire.

Quand l’Amorath-Baquin fut rafreschi et remis en autres habits, il lui vint en plaisance et volonté qu’il iroit voir les morts où la bataille avoit été ; car lui fut dit que grand nombre de gens il avoit perdu, et que trop lui avoit coûté la bataille : desquelles parolles il étoit moult émerveillé et ne les pouvoit croire. Si monta à cheval, et grand nombre des nobles de son ost en sa compagnie. Et étoient les plus prochains du roi et de son conseil, Alibasaach et le Sourbasaach[1]. Aucuns gens disoient que c’étoient ses frères ; mais il ne les vouloit point connoître, et disoit qu’il n’avoit nuls frères. Quand il fut venu jusques au lieu là où la bataille avoit été, et que les morts et occis gisoient, si trouva en vérité ce que dit lui avoit été ; car pour un Chrétien qui là gisoit mort, il y avoit trente Turcs, ou autres hommes de sa loi. Si fut durement courroucé en soi-même, et dit tout haut : « Il y a ci eu crueuse bataille sur nos gens ; et fort se sont défendus ces Chrétiens. Mais je ferai cette occision bien comparoir à ceux qui sont demeurés en vie. »

Adonc se départit le roi de la place et retourna au logis, et se aisa de ce qu’il trouva, tant du sien que de ce qu’ils avoient trouvé et conquêté, et passa la nuit en grand’fureur de cœur. Quand ce vint au matin, avant qu’il fût levé ni qu’il se montrât, grand nombre de ses

    avec la fleur de ses chevaliers, eurent le bonheur d’attraper, sur le bord du Danube, la flotte vénitienne commandée par Thomas Mocenigo qui les reçut et conduisit Philibert de Naillac à Rhodes, et Sigismond en Dalmatie.

  1. Mots qui correspondent probablement aux mots turcs Ali-Bajazet et Suléim-Bajazet. Si c’est des frères de Bajazet que veut parler Froissart, il n’en eut qu’un, Yacub Tchelebi, qu’il avait fait étrangler à la suite d’une révolte. S’il veut parler de ses enfans, il en eut quatre, suivant Cantemir : Mustapha, tué dans la bataille contre Tamerlan Soliman Tchelebi, Mose Tchebi et Mohammed, qui tous trois furent sultans après lui. Les historiens grecs lui donnent cinq fils qu’ils appellent : Erdogul, Issa, Calapin, Cyri celebis et Cibelin, faisant de Tchelebi, noble, un nom propre. Phranzès les appelle Moses, Jyusupn, Yessi, Musulman et Mohammed.