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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/275

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LIVRE IV.

hommes s’assemblèrent en la place, devant sa tente, pour voir et savoir quelle chose il voudroit faire des prisonniers qui pris étoient, car commune renommée couroit entre eux, que tous seroient détranchés et démembrés sans nully prendre à merci ni à pitié. L’Amorath-Baquin avoit réservé, quelque fureur ou courroux qu’il eût, et ordonné de soi-même, que les plus grands seigneurs des Chrétiens, et que ses hommes avoient pris, trouvés et vus en grand arroi en la bataille, fussent tournés d’un côté ; car lui fut dit que cils paieroient grand’rançon, et pour ce étoit-il incliné à eux sauver. Avecques tout ce, il étoit bien avenu que plusieurs Sarrasins et payens, Persans, Tartres, Arabes, Lectuaires[1] et Surs[2] avoient pris des prisonniers dont ils pensoient grandement mieux valoir, ainsi qu’ils firent ; si les celèrent et mucèrent, et ne vinrent pas tous à la connoissance de l’Amorath. Et advint que messire Jacques de Helly fut le mardi au matin amené devant la tente du roi avec plusieurs autres, et ne l’osa celui qui l’avoit pris plus celer ni garder. Et ainsi qu’on attendoit la venue de l’Amorath, chevaliers et hommes de son hôtel se tenoient là tout cois, et regardoient les prisonniers. Si eut ledit chevalier de France celle aventure à bonne pour lui, qu’il fut reconnu des gens et serviteurs du corps et hôtel de l’Amorath-Baquin. Si fit reconnoissance à eux, et eux à lui ; et le délivrèrent tantôt les Turcs, qui le reconnurent, des mains de celui qui pris l’avoit ; et demeura ès mains et ordonnance des hommes de l’Amorath. Dont il tenoit l’aventure à belle ; et voirement le fut-elle, ainsi que vous orrez recorder ; car aux aucuns Chrétiens elle fut piteuse et crueuse.

Avant que le roi Basaach vînt en la place, ni que il se montrât généralement à tous ses hommes, on avoit enquis et demandé par ordonnance lesquels des seigneurs chrétiens étoient les plus grands ; et furent bien examinés des latiniers[3] du roi ; et mis d’un côté, pour sauver et non occire, messire Jean de Bourgogne, comte de Nevers, chef de tous les autres ; secondement, messire Philippe d’Artois, comte d’Eu et le comte de la Marche, le sire de Coucy, messire Henry de Bar, messire Guy de la Trémoille ; et tant qu’il y en eut jusques à huit, lesquels l’Amorath-Baquin voult voir et parler à eux ; et les regarda moult longuement ; et furent conjurés ces seigneurs, sur leur foi et sur leur loi, si ils étoient tels que ils se nommoient. Et encore, pour mieux savoir la vérité, on s’avisa que on envoyeroit devers eux le chevalier françois que je nomme messire Jacques de Helly, car par raison il les devoit connoître ; et jà étoit-il reconnu de l’Amorath auquel il avoit servi. Si étoit pris sus et au péril de la mort. Si lui fut dit et demandé si connoissoit ces chevaliers de France prisonniers qui là étoient tous ensemble au fond des autres. Il répondit : « Je ne sais ; si je les véois, je les reconnoîtrois bien. » Donc lui fut dit et enjoint : « Allez devers eux et les avisez, et regardez bien ; et rapportez la certaineté d’eux à l’Amorath, et de leurs noms ; car sur votre parole il aura avis. » Il le fit, ainsi que dit et ordonné lui fut ; et s’en vint devers les seigneurs dessus nommés et s’inclina, et tantôt les avisa et connut. Si parla à eux et leur dit son aventure, et comment il étoit là envoyé de par l’Amorath à savoir si ils étoient tels que ils se disoient et nommoient. Ils répondirent sagement, et dirent : « Messire Jacques, vous nous connoissez tous, et si véez comme la fortune est contre nous, et que sommes en grand danger et en la merci de ce roi. Si que, pour nous sauver les vies, faites nous encore plus grands devers le roi que nous ne sommes ; et lui dites que nous sommes hommes et seigneurs pous payer grand’finance. » Donc, répondit messire Jacques : « Messeigneurs, tout ce ferai-je volontiers, et à ce faire suis-je tenu. » Donc retourna le chevalier devers l’Amorath et son conseil, et leur dit que ces seigneurs qui pris étoient, et auxquels présentement parlé avoit, étoient les plus grands et nobles du royaume de France, et moult prochains du lignage du roi de France, et paieroient pour leur délivrance grand’somme d’or. Ces paroles furent assez agréables à l’Amorath ; et voult entendre à autre chose, et dit ainsi, que ceux tant seulement réservés, tous les autres qui prisonniers étoient seroient morts et détranchés ; et délivreroit-on le pays d’eux, par quoi tous les autres s’y exempliroient. Adonc se montra le dit roi à tout le peuple qui là étoit assemblé ; et quand ils le virent venir, tous s’inclinèrent contre lui et lui firent la révérence ; et se mirent les hommes

  1. Je ne sais quel est ce nom. Peut-être Lithuaniens ou Lettoniens.
  2. Syriens.
  3. Interprètes, drogmans.