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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/276

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

de l’Amorath en deux ailes, et le comte de Nevers, et ceux qui réservés étoient de non mourir assez près d’eux, car le roi vouloit que ils vissent la correction et discipline que on feroit du demourant des autres. À laquelle chose les Sarrasins étoient tous enclins et désirant de ce faire.

Donc furent amenés, ainsi que tout nuds, en leurs linges draps, l’un après l’autre, plusieurs bons chevaliers et écuyers du royaume de France et d’autres nations, qui pris avoient été en la bataille et sur la chasse, devant l’Amorath-Baquin, lesquels il regarda un petit ; et quand il les avoit vus on les tournoit hors de son regard. Car il faisoit un signe que ils fussent morts et détranchés, et sitôt que ils entroient entre ceux qui les épées toutes nues les attendoient, ils étoient morts et détranchés pièce à pièce sans nulle merci. Celle cruelle justice fit faire ce jour l’Amorath-Baquin ; et en y ot plus de trois cents, tous gentilshommes de diverses nations mis en ce parti, dont ce fut dommage et pitié quand ainsi furent tourmentés pour l’amour de notre sauveur Jésus-Christ qui en veuille avoir les âmes. Et entre lesquels, qui furent là détranchés et occis en la forme et manière que je vous dis, ce gentil chevalier françois et hainuyer, messire Henry d’Antoing, en fut l’un. Dieu lui soit piteux et miséricors à l’âme ! Et advint que messire Boucicaut, maréchal de France, fut amené tout nud avecques les autres devant le dit Amorath ; et eût eu celle peine et celle mort crueuse sans merci, si le comte de Nevers ne l’eût pas avisé ; mais si très tôt que il le vit, il se départit de ses compagnons qui tout ébahis étoient de la crueuse peine que on faisoit souffrir à leurs gens, et s’en vint mettre et jeter à genoux devant le roi Basaach, et lui pria de bon cœur et très acertes que on voulsist sauver et respiter ce chevalier nommé Boucicaut, car il étoit trop grandement bien du roi de France, et puissant assez pour payer grand’rançon ; et lui fit encore le dit comte signe, en comptant d’une main en l’autre, que il payeroit grand’finance, pour mieux adoucir la fureur du roi. Le roi s’inclina, et descendit à la prière et parole du comte de Nevers ; et fut messire Boucicaut tourné d’un côté et mis avecques les autres et respité de non mourir[1]. Depuis en y ot des autres, et tant que le nombre ci-dessus fut accompli et empli. Celle crueuse vengeance et justice faite des Chrétiens, on entendit à autres choses. Et me semble que il advint ainsi, selon ce que je fus informé, que l’Amorath eut plaisance et volonté que la belle journée de victoire qu’il avoit eue sur les Chrétiens et la prise du comte de Nevers seroit signifiée en France et manifestée par un chevalier de France. Si furent pris trois chevaliers françois, entre lesquels messire Jacques de Helly étoit l’un ; et furent amenés devant l’Amorath et le comte de Nevers ; et fut demandé au dit comte lequel des trois il vouloit qu’il fît le message et allât devers le roi de France et son père, le duc de Bourgogne. Messire Jacques de Helly eut celle bonne aventure, pourtant que le comte de Nevers le connoissoit bien, et dit : « Sire, je veux que celui-ci y voise, de par vous et de par nous. » Celle parole fut acceptée de l’Amorath ; et demoura messire Jacques de Helly avecques l’Amorath et les seigneurs de France, et les deux autres chevaliers furent renvoyés et délivrés au peuple pour occire et démembrer, ainsi qu’ils le firent, dont ce fut pitié. Après toutes ces choses et ordonnances faites, on s’apaisa ; et entendit le dit roi que le roi de Honguerie n’étoit ni mort ni pris, mais s’étoit sauvé. Si eut conseil qu’il se trairoit en Turquie et devers la cité de Burse[2], et là seroient menés ses prisonniers ; et que pour celle saison il en avoit assez fait ; et donneroit à ses hommes congé, et à ceux des lointains royaumes qui servi l’avoient en ce voyage.

Ainsi fut fait comme il l’ordonna ; et se départirent ses osts, car il y en avoit de Tartarie, de Perse, de Mêde, de Syrie, d’Alexandrie, de Letto[3] et de moult lointaines contrées de mescréans. Encore avecques toutes ces ordonnances, fut ordonné et délivré par l’Amorath le chevalier françois, messire Jacques de Helly, de retourner en France ; et lui fut enjoint et chargé qu’il prît son chemin parmi la Lombardie ; et lui saluât le duc de Milan. Et vouloit bien l’Amorath-Baquin, et étoit son intention, que messire Jacques de Helly, sur son chemin, partout où il viendroit et passeroit, prononçât et manifestât la belle journée de victoire que l’Amorath avoit eue sur les Chrétiens. Le comte de Nevers es-

  1. Cet événement est aussi raconté dans le Livre des faits du maréchal de Boucicaut.
  2. Ancienne Pruse, aujourd’hui Brousse.
  3. Nom qui m’est inconnu.