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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/277

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LIVRE IV.

cripsit, pour lui et pour tous les autres qui pris étoient, au roi de France, à son père le duc de Bourgogne et à la duchesse sa mère. Quand le chevalier eut toute sa charge, tant de lettres comme de paroles, il se départit de l’Amorath et des barons de France et se mit à voie ; et fit l’Amorath-Baquin jurer et certifier le dit chevalier que, fait son voyage en France, et noncié au roi et aux seigneurs tout ce dont chargé étoit, au plus tôt qu’il pourroit il se mettroit au retour. Ainsi le promit et jura le chevalier, et le tint à son loyal pouvoir. Nous nous souffrirons un peu à parler de l’Amorath-Baquin et des seigneurs de France, qui ses prisonniers étoient et demeurèrent tant qu’il lui vint à plaisance, et parlerons d’autres nouvelles qui toutes descendent de celle matière.

Après celle grand’déconfiture qui fut faite des Turcs et de leurs aidans sur les Chrétiens, si comme il est contenu ci-dessus en l’histoire, chevaliers et écuyers qui sauver se purent se sauvèrent. Et en y eut plus de trois cents, chevaliers et écuyers, qui ce lundi au matin étoient allés fourrager, qui point ne furent à la bataille ni à la déconfiture ; car quand ils entendirent par les déconfits et fuyans comme la déconfiture se portoit sur leurs gens, ils n’eurent nul talent de retourner vers leurs logis, mais se mirent au plus tôt qu’ils purent à la salvation, et prirent divers chemins en éloignant le péril de la Turquie. Et entrèrent les fuyans, François et d’autres nations, Allemands, Escossois, Flamands et autres en un pays qui joint à la Honguerie que on appelle la Blaquie[1], et est une terre remplie de diverses gens. Et furent conquis sur les Turcs et tournés de force à la foi chrétienne.

Les gardes des ports et des passages des villes et châteaux de cette contrée nommée la Blaquie, laissoient entrer et venir assez légèrement les Chrétiens qui de la Turquie venoient entre eux et les logeoient ; mais au matin, au prendre congé, ils tolloient aux chevaliers et écuyers tout ce qu’ils avoient, et les mettoient en une pauvre cotelle[2], et leur donnoient un petit d’argent pour passer la journée tant seulement. Celle grâce faisoient-ils aux gentils hommes ; et les autres gros varlets qui pas n’étoient gentils hommes, ils les dépouilloient tous nuds, et les battoient vilainement, et n’en avoient nulle pitié. Et eurent toutes gens, François et autres, moult de povretés et de peines à passer le pays de la Blaquie et toute la Honguerie. À peine pouvoient-ils retrouver qui pour l’amour de Dieu leur voulsist donner du pain, ni eux au vèpre loger, ni herberger. Et endurèrent ce danger les passans jusques à tant qu’ils furent venus à Vienne en Osteriche, Là furent-ils recueillis plus doucement des bonnes gens qui en eurent pitié ; et revêtoient les nuds, et départoient de leurs biens ; et ainsi, parmi tout le royaume de Bohême ; car s’ils eussent trouvé aussi durs les Allemands comme ils firent les Hongrès, ils ne pussent être retournés, mais fussent tous morts de froid et de faim sur les chemins. Ainsi qu’ils venoient et retournoient seuls ou accompagnés, ils recordoient ces povres nouvelles ; dont toutes gens qui les oyoient en avoient pitié ; et plus les uns que les autres. Et tant avalèrent ces affuyans qu’ils vinrent en France et à Paris. Si commencèrent à bouter hors ces angoiseuses nouvelles, lesquelles, de premier on ne vouloit ni pouvoit croire ; et disoient les aucuns parmi la ville de Paris : « C’est dommage que on ne pend ou noie cette ribaudaille qui sème tous les jours tels gengles et fallaces. » Nonobstant ces menaces, tous les jours les nouvelles multiplioient et s’espartoient partout ; car nouvelles gens revenoient qui en parloient, les uns en une manière et les autres en une autre. Quand le roi de France entendit que telles nouvelles se multiplioient et continuoient, si ne lui furent pas plaisans ; car trop grand dommage y avoit des nobles de son sang et des bons chevaliers et écuyers de son royaume de France. Et fit un commandement à la fin que nul n’en parlât plus avant jusques à ce que on en seroit mieux informé de la vérité ou de la mensonge ; et que tous ceux qui en parloient, et disoient qu’ils retournoient de Honguerie et de Turquie, fussent pris et boutés au Chastelet à Paris. Si en y eut mis grand nombre ; et leur fut bien dit que, si on trouvoit en mensonge les paroles que dites avoient, il étoit ordonné qu’ils seroient tous noyés. Et en furent en la fureur du roi en grand’aventure.

  1. Valachie.
  2. Petite cotte site.