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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/278

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

CHAPITRE LIII.

Comment les nouvelles de la bataille de Hongrie furent sçues en l’hôtel du roi de France.


Or avint que la propre nuit de Noël, que on dit en France Calendes, messire Jacques de Helly, sur heure de nonne, entra en la cité de Paris. Et sitôt comme il fut descendu de son cheval à son hôtel il demanda ou le roi étoit. On lui dit : « À Saint-Pol sur Seine. » Il se trait celle part. Pour ce jour étoient de-lez le roi, le duc d’Orléans son frère, les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, le comte de Saint-Pol, et moult de nobles du royaume de France, ainsi qu’à une telle solemnité les seigneurs vont volontiers voir le roi, et est d’usage. Messire Jacques de Helly entra en l’hôtel de Saint-Pol en l’arroi que je vous dis, tout housé et éperonné. Et pour ce jour il n’y étoit point connu, car il avoit plus poursuivi et hanté les parties lointaines, quérant les aventures, que les prochaines de sa nation. Si fit tant par sa parole qu’il approcha la chambre du roi et se fit à connoître ; car il dit que il venoit tout droit de l’Amorath-Baquin et de la Turquie, et avoit été à la bataille de Nicopoli où les Chrétiens avoient perdu ; et de tout il apportoit certaines nouvelles, tant du comte de Nevers comme des autres seigneurs de France, qui en sa compagnie étoient passés outre en Honguerie.

Les chevaliers de la chambre du roi entendirent à ces paroles volontiers ; car bien savoient que le roi de France, le duc de Bourgogne et les seigneurs désiroient ouïr nouvelles véritables des parties dont il venoit. Si lui firent voie et audience à venir devant le roi. Quand il fut venu jusques au roi, il s’agenouilla, ainsi que fut raison ; et parla moult sagement, en remontrant tout ce qu’il savoit et dont il étoit chargé à dire, tant de par l’Amorath-Baquin que de par le comte de Nevers et les seigneurs de France qui prisonniers étoient. À toutes ces paroles entendit le roi de France voulentiers : et aussi firent les seigneurs qui de-lez lui étoient, car elles leur semblèrent véritables, ainsi que elles étoient. Si fut de tout enquis et demandé, et doucement examiné pour atteindre mieux et plus véritablement la matière ; et à tout il répondit moult sagement et à point, tant que le roi et les seigneurs en furent contens. Et furent moult courroucés du dommage que le roi Louis de Honguerie et les seigneurs avoient reçu. Et d’autre part ils se réconfortoient en ce que le roi étoit échappé sans mort et sans prison ; car ils supposoient et disoient et devisoient là entre eux, que encore il feroit de belles et grandes recouvrances sur l’Amorath et sur la Turquie, et leur porteroit encore moult de dommages ; et si étoient moult réjouis de ce que le comte de Nevers et les comtes de la Marche et de Vendôme, messire Henry de Bar, le sire de Coucy, messire Guy de la Trémoille, et messire Boucicaut étoient hors du péril de mort, et pris et retenus prisonniers ; car toujours, ainsi que les seigneurs devisoient et disoient devant le roi, viennent seigneurs à rançon et à finance ; et on trouveroit aucun moyen par quoi ils seroient rachetés et délivrés ; car ainsi que messire Jacques de Helly leur disoit et remontroit, il espéroit bien que l’Amorath, dedans un an ou deux au plus tard, les mettroit à finance ; car il convenoit or et richesses envoyer devers lui trop grandement ; et ce savoit de sentiment ; car il avoit demeuré et conversé en Turquie avecques eux, et servi l’Amorath, père à icelui dont je parle maintenant, plus de trois ans.

Si fit le roi de France lever sur ses genoux le chevalier qui ces nouvelles avoit apportées, et le conjouit grandement ; et aussi firent les seigneurs qui là étoient ; et lui dirent généralement qu’il étoit en ce monde bienheureux, quand il avoit été à une telle journée de bataille, et qu’il avoit la connoissance et accointance d’un si grand roi mescréant que de l’Amorath-Baquin qui l’avoit envoyé en message devers le roi de France et les seigneurs ; de laquelle bonne aventure il et son lignage devoient trop mieux valoir. Si fit tantôt et incontinent le roi de France, ces nouvelles ouïes, délivrer hors de prison de Chastelet tous ceux qui mis y avoient été, pour les nouvelles paroles qui semées avoient été parmi Paris et ailleurs, avant que messire Jacques de Helly fût venu. De laquelle délivrance ils eurent tous grand joie, car plusieurs se repentoient de ce que ils avoient tant parlé.

Or s’espartirent ces nouvelles, que messire Jacques de Helly apporta, en France et à Paris, et furent tenues à véritables. Ceux et celles qui leurs seigneurs, maris, frères, pères et enfans avoient perdu, furent courroucés, et à bonne