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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Adonc fut faite sa délivrance de tous points ; et se départit du roi, du duc de Bourgogne, et des seigneurs de France, et issit de Paris ; et prit le chemin ainsi qu’il étoit venu ; puis se mit au retour ; et fut son entente que jamais ne retourneroit en France tant qu’il auroit été en Honguerie et en Turquie. D’autre part, depuis son département, le roi et le duc de Bourgogne n’entendirent à autre chose fors de pourvoir les présens qu’ils vouloient envoyer devers l’Amorath-Baquin ; et quand ils furent pourvus, messire Jean de Chastel-Morant fut tout prêt et ordonné pour partir, car bien savoit qu’il étoit chargé de par le roi à aller en ce voyage et faire ce message. On se diligenta d’envoyer les présens de par le roi de France à l’Amorath-Baquin, afin que messire Jean de Chastel-Morant pût atteindre messire Jacques de Helly à six sommiers. Si vous dirai de quoi ils furent chargés. Les deux furent chargés de draps de haute lice pris et faits à Arras, les mieux ouvrés que on pût avoir et recouvrer ; et étoient ces draps faits de l’histoire du roi Alexandre et de la greigneur partie de sa vie et de ses conquêtes, laquelle chose étoit très plaisant et agréable à voir à toutes gens d’honneur et de bien ; les autres deux sommiers de fines écarlates blanches et vermeilles.

De toutes ces choses recouvra-t-on assez légèrement par les deniers payans, et on trouva à trop grand’peine des blancs gerfaux ; toutefois à Paris ou en Allemagne on en eut. Et du tout fut chargé messire Jean de Chastel-Morant à faire présent et son message ; et se départit de Paris, du roi et des seigneurs, quinze jours après que messire Jacques fut mis en voie et au chemin.

Entretant que ces voyageurs cheminoient, le roi de Honguerie, qui si grand dommage avoit reçu et eu en la bataille, si comme il est ci-dessus dit et contenu en l’histoire, retourna en son pays. Donc quand on sçut sa revenue, toutes ses gens qui moult l’aimoient furent grandement réjouis ; et vinrent devers lui et le réconfortèrent, et dirent que, s’il avoit perdu et eu dommage, une autre fois il auroit profit. Il convint au roi de Honguerie porter son dommage le plus bellement qu’il put ; et aussi fit-il à ses gens.

D’autre part l’Amorath-Baquin retourna en son pays depuis la bataille passée, ainsi que ci-dessus est contenu ; et vint en une grosse ville en Turquie qu’on appelle Burse ; et là furent les chevaliers de France prisonniers amenés, et là se tinrent en bonnes gardes qui furent mis et établis sur eux. Et devez savoir qu’ils n’avoient pas toutes leurs aises, mais moult contraires. Trop fort leur changèrent le temps et les vivres ; car ils avoient appris la nourriture de douces viandes délicieuses ; et souloient avoir leur queux, varlets et mesnées qui leur administroient après leurs goûts et appétits ; et de ce ils n’avoient rien fors que tout le contraire, grosses viandes, chairs mal cuites et appareillées ; des épices avoient-ils assez et à largesse, et du pain de millet qui moult est doucereux et hors de la nature de France. Des vins avoient-ils à grand danger ; et quoique tous fussent grands seigneurs, on ne faisoit pas grand compte d’eux ; et les avoient aussi chers les Turcs malades que sains, et morts que vifs ; car si par le plaisir et conseil de plusieurs allât, on les eût tous mis à exécution.

Ces seigneurs de France qui prisonniers étoient en Turquie se confortoient l’un parmi l’autre et prenoient en gré tout ce que on leur faisoit et administroit, car ils n’en pouvoient avoir autre chose. Si se muèrent moult de sang et de couleur et se altérèrent tous, car ils engendrèrent petit à petit foible sang et commencement de maladies, et trop plus les uns que les autres. Et par espécial cil qui se confortoit le mieux c’étoit le comte de Nevers ; mais il le faisoit tout par sens pour réjouir et conforter les autres. Et avec lui étoit de bon réconfort messire Boucicaut, le comte de la Marche et messire Henry de Bar. Et prenoient le temps assez en bon gré et patience ; et disoient que on ne pouvoit point avoir les honneurs d’armes et les gloires de ce monde sans avoir peine, et à la fois de dures aventures et des rencontres ; et oncques ne fut en ce monde, tant fût vaillant ni heureux ni bien usé d’armes, qui eût tous ses souhaits ni ses volontés ; et devoient encore Dieu louer quand ils se trouvoient en ce parti que on leur avoit sauvé les vies en la fureur et courroux où ils virent l’Amorat-Baquin et les plus prochains de son conseil ; car il fut dit en l’ost et conseillé, et s’inclinoit et arrêtoit généralement le peuple que tous fussent morts et détranchés : « Et je même, disoit messire Boucicaut, en dois de la longueur de ma vie plus louer Dieu que nul de vous ; car je fus sur le point d’être mort, occis et detranché, ainsi que