Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
276
[1396]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pelle Polly[1] ; et partout où il alloit et se traioit les prisonniers de France étoient menés, réservé le sire de Coucy qui demeura toujours à Burse à l’entrée de la Turquie, car il ne pouvoit souffrir la peine de chevaucher, pourtant qu’il n’étoit point bien haitié ; et aussi il étoit recru et replegé[2] ; et étoit demeuré pour lui un sien cousin de Grèce, un moult vaillant baron qui descendu et issu étoit des ducs d’Osteriche, nommé le sire de Matelin[3]. Quand messire Jacques de Helly fut venu à Polly, il se trouva devers l’Amorath qui le vit volontiers, pourtant qu’il étoit retourné de France. Messire Jacques de Helly se humilia devers lui moult doucement et lui dit : « Très cher sire et redouté, vé-cy votre prisonnier. À mon pouvoir j’ai fait votre message et ce dont j’étois chargé. » Dont répondit le dit Amorath et dit : « Tu sois le bien venu ! tu t’es acquitté loyaument, et pourtant je te quitte ta prison, et peux aller venir et retourner quand il te plaît. » Donc le mercia pour celle grâce moult humblement, et lui dit comment le roi de France et le duc de Bourgogne, père au comte de Nevers son prisonnier, lui envoyoient un chevalier d’honneur et de crédence en ambaxaderie, et lequel de par le roi lui apportoit aucuns joyaux de récréation lesquels il verroit volontiers. L’Amorath lui demanda s’il les avoit vus ; il répondit : « Non ; mais le chevalier qui est chargé de faire le message est demeuré de-lez le roi de Honguerie à Bude ; et je suis venu devant devers vous noncier ces nouvelles, et pour avoir un sauf conduit allant et retournant devers vous et arrière en Honguerie. » À celle parole répondit l’Amorath : « Nous voulons qu’il l’ait, et lui accordons tout ainsi et en tel forme que le voulez avoir. » De cette parole remercia le chevalier l’Amorath et se humilia devers lui. Adonc se départit l’Amorath de sa présence et entendit à autre chose, ainsi que grands seigneurs font.

Depuis avint, à une autre heure, que messire Jacques de Helly parla à l’Amorath et se mit à genoux devant lui, et lui pria moult doucement qu’il pût voir ses seigneurs les chevaliers de France, car il avoit à parler à eux de plusieurs choses. L’Amorath à cette requête ne répondit pas sitôt, mais pensa un petit ; et quand il parla il dit : « Tu en verras l’un tant seulement et non les autres. » Adonc fit-il signe à aucuns de ses hommes que le comte de Nevers tout seul fût amené en la place en sa présence, tant qu’il eût un petit parlé à lui, et puis fut remené. On fit tantôt son commandement ; on alla quérir le comte de Nevers, et fut amené devant le chevalier qui s’inclina contre lui. Le comte le vit volontiers ; ce fut raison ; et lui demanda du roi et de son seigneur de Bourgogne, et de sa dame de mère, et des nouvelles de France. Le chevalier lui recorda ce qu’il en savoit et avoit vu, et tout ce lui dit de bouche dont il étoit chargé ; et n’eurent pas si grand loisir de parler l’un à l’autre comme ils voulsissent bien, car les hommes de l’Amorath étoient là présens, qui leur disoient qu’ils se délivrassent de parler et que il leur convenoit entendre à autre chose.

Donc demanda messire Jacques de Helly au comte de Nevers, si tous les autres seigneurs de France étoient en bon point. Il répondit : « Oil, mais le sire de Coucy n’est point avecques nous ; il est demeuré à Burse, et sur recréant du seigneur de Matelin, qui est demeuré pour lui ainsi que je l’entends ; et ce sire de Matelin est assez en la grâce de l’Amorath. » Donc, dit messire Jacques comment messire Jean Chastel-Morant étoit issu hors de France, et venoit de par le roi et le duc de Bourgogne en ambaxade devers l’Amorath, et lui apportoit, pour lui adoucir sa félonnie et son ire, de beaux joyaux, nobles et riches : « Mais il est arrêté à Bude en Honguerie de-lez le roi, et je suis venu quérir un sauf conduit pour lui, allant et retournant, lui et toute sa famille ; et l’Amorath le m’a jà accordé ; et crois assez que je retournerai de bref devers lui. »

De ces paroles et nouvelles fut le comte de Nevers tout réjoui, mais il n’en osa montrer nul semblant pour les Turcs qui les gardoient et regardoient. La dernière parole que le comte de Nevers dit à messire Jacques de Helly fut

  1. Il y a tant de villes qui se terminent ainsi en Grèce et en Turquie qu’on ne peut déterminer le nom d’après cette seule indication.
  2. Délivré moyennant caution.
  3. Michel Ducas rapporte (ch. ii, pag. 312), comment Fr. Gateluzzo, noble Génois, après avoir aidé Jean Paléologue à se rendre maître de Constantinople, obtint de lui en 1355 la seigneurie de l’île de Metelin ou Lesbos et sa propre sœur en mariage. Suivant Meletius (t. iii, p. 211), les Gateluzzo, qu’il appelle Catalousias, restèrent souverains de cette île jusqu’en 1362, où le sultan Mechmet se la fit céder par Nicolas Gateluzzo, qui se fit Turc, et fut ensuite tué par l’ordre de ce même sultan.