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LIVRE IV.

telle : « Messire Jacques, j’entends par vous que l’Amorath vous acquitte de tous points ; et pouvez quand il vous plaît retourner en France. Vous venu de là, dites de par moi à monseigneur mon père, si il a intention de moi et mes compagnons r’avoir, il envoye traiter de notre délivrance hâtivement par marchands gennevois et vénitiens. Et se compose et accorde à la première demande que l’Amorath, ou ceux de par lui qui de ce seront chargés, feront ; car nous sommes perdus pour toujours mais si on s’y arrête ni varie longuement ; car j’ai entendu que l’Amorath est loyal, courtois et bref en toutes choses, mais que on le sache prendre en point. »

Atant finirent les parlemens ; le comte de Nevers fut remené avecques ses compagnons ; et messire Jacques de Helly retourna d’autre part et entendit à avoir tout ce qui octroyé lui étoit de par l’Amorath pour revenir en Honguerie. Quand le sauf conduit fut escript et scellé, selon l’usage et coutume que l’Amorath a de faire et de donner, on le bailla et délivra au chevalier qui le prit ; et puis prit congé à l’Amorath et à ceux de sa cour de sa connoissance, et se nuit au retour, et chemina tant par ses journées qu’il vint à Bude en Honguerie. Si se trait tantôt devers messire Jean de Chastel-Morant qui l’attendoit et désiroit sa venue, si lui dit : « Je vous apporte un sauf conduit, allant et retournant en Turquie, pour vous et pour votre famille ; et le m’a accordé et donné le roi Basaach assez légèrement. » — « C’est bien, dit le chevalier, or allons devers le roi de Honguerie et lui recordons ces nouvelles, et puis de matin je me départirai, car j’ai ici assez séjourné. » Adonc s’en allèrent les deux chevaliers tous d’un accord devers le roi qui étoit en sa chambre, et parlèrent à lui en remontrant tout l’affaire que vous avez ouï. Le roi de Honguerie répondit à ce et dit ainsi : « Vous, Chastel-Morant et Helly, soyez les bien venus ; nous vous véons volontiers pour l’amour de nos cousins de France ; et leur ferions volontiers plaisir et à vous aussi ; et pouvez aller et venir parmi le royaume à votre volonté, et aussi en la Turquie s’il vous plaît ; mais pour le présent nous ne sommes pas d’accord que les présens et joyaux lesquels vous, Chastel-Morant, qui messager en êtes, avez fait venir du royaume de France vous meniez outre ni présentiez à ce chien mescréant le roi Basaach ; il n’en sera jà enrichi ni réjoui. Il nous tourneroit à trop grand blâme et vileté, si au temps à venir il se pouvoit vanter que, pour lui attraire à amour et par cremeur, pourtant qu’il a eu une victoire sur nous et qu’il tient en danger et en prison aucuns hauts barons de France, il fût de tant honoré qu’il put montrer et dire : « Le roi de France et les seigneurs de son sang m’ont envoyé ou envoyèrent tels riches présens et joyaux. Tant que des gerfaux, je ne ferois pas trop grand compte, car oiseaux volent légèrement de pays en autre ; ils sont donnés et tôt perdus. Mais des draps de haute lice, ce sont choses à montrer, à garder, à demeurer et à voir à toujours mais. Si que, Chastel-Morant, dit le roi de Honguerie, si vous voulez passer outre en Turquie et porter les faucons gerfaux, et voir ce roi Basaach, faire le pouvez. Mais autre chose vous n’y porterez. »

Donc répondit messire Jean de Chastal-Morant et dit : « Cher sire et redouté roi, ce ne seroit pas mon honneur ni la plaisance du roi de France, ni des seigneurs qui ci m’envoyent, si je n’y accomplissois mon voyage en la forme et manière qu’il m’est chargé de faire. » — « Or bien, dit le roi, n’en aurez autre chose présentement par moi. » Si se départit atant des chevaliers et rentra en sa chambre, et les laissa tous deux parlant ensemble, eux conseillant quelle chose ils pourroient faire ; car celle abusion du roi de Honguerie leur tournoit à grand’déplaisance. Et en parlèrent entre eux deux en plusieurs manières, pour avoir conseil comment ils s’en cheviroient. Et avisèrent que tout leur état et l’imagination du roi de Honguerie, ils l’envoieroient, par lettres et hâtif message, au roi de France et au duc de Bourgogne, afin qu’ils y voulsissent pourveoir, puisqu’ils n’en pouvoient avoir autre chose ; par quoi aussi, s’il convenoit, ils fussent excusés de leur longue demeure par le moyen du roi de Honguerie. Si escripsirent lettres les deux chevaliers et scellèrent, adressans au roi de France et au duc de Bourgogne, et prindrent certain messager bien exploitant pour chevaucher en France ; et lui firent finance d’or et d’argent assez pour souvent remuer et changer chevaux, afin qu’il fût plus exploitant sur son chemin ; et ils demeurèrent à Bude en Honguerie, attendant le retour dudit message.